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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/902

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Son poème en effet représente le moment où les matériaux, voguant encore pêle-mêle sur les eaux de la poésie scandinave, se sont fixés et organisés. Ce n’est pas toutefois que cette organisation soit achevée au point de voiler entièrement l’état d’éparpillement antérieur. Ainsi nous devons d’avance faire observer que le poème allemand a deux parties, l’histoire de Siegfrid (le Sigurd scandinave) et la vengeance de Kriemhilt (qui prend ici la place de Gudrun), et que ces deux parties ne sont réunies que par un lien assez lâche. Les sympathies sont autres à la fin qu’au commencement : franques et antiburgondes dans la première partie, elles sont décidément burgondes dans la seconde. Il n’est pas jusqu’au nom même de Nibelungen qui ne change, chemin faisant, de signification. Au commencement, il désigne le peuple lointain dont Siegfrid a fait la conquête en même temps qu’il s’emparait du fameux trésor ; à la fin, ce nom est celui des guerriers burgondes dont la mort héroïque, désespérée, forme le dénoûment du poème et en détermine le titre proprement dit, Nibelungen-Nôt, la détresse des Nibelungen. Toutes ces précautions prises, nous pouvons maintenant aborder de pied ferme le résumé de l’épopée allemande.

Il y avait à Worms sur le Rhin trois princes burgondes, Gunther (le Gunnar scandinave), Gernôt et Gîselher, qui avaient une sœur d’une rare beauté nommée Kriemhilt. Ils eussent désiré qu’elle se mariât, mais elle prétendait n’avoir aucun goût pour le mariage et vouloir toujours rester près de leur mère à tous, la reine veuve, dame Uote. Elle ne tarda pas cependant à revenir sur sa résolution lorsqu’elle vit arriver à la cour du roi burgonde un jeune et beau prince des pays rhénans du nord, nommé Siegfrid, dont le père Sigmund et la mère Sigelinde régnaient à Xanthe[1] dans le Nîderland ou Pays-Bas. Un des vassaux de Gunther, Hagene de Troneck, reconnaît en lui le jeune héros qui s’est illustré au loin par la conquête du trésor des Nibelungen. Il est devenu invulnérable

  1. Xanthe, ancienne capitale des Francs-Saliens, position autrefois très importante, est aujourd’hui une toute petite ville de la Prusse rhénane, située entre Clèves et Cologne. Peu visitée, elle mérite pourtant de l’être pour ses antiquités romaines, sa magnifique église gothique et les curieux groupes en pierre sculptée de grandeur naturelle qui en décorent l’entrée. Ce fut, au temps de l’empire romain, l’emplacement de la colonie dite Castra vetera. Dans une excursion que j’y ai faite cet été même, j’ai été frappé du mélange de la légende des Nibelungen avec la légende catholique dans plusieurs anciens tableaux suspendus aux murs de l’église. Il y a aussi une statue de saint Victor foulant aux pieds un dragon et dans laquelle il est difficile de voir autre chose qu’une transformation du Siegfrid épique. On peut faire des remarques analogues en visitant l’église de Calcar, autre petite ville de la même région. Cela prouve l’extrême popularité que conserva longtemps la tradition des Nibelungen dans ce pays qui en est probablement le berceau.