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— Eh ! non, elle est fière, cette naine. Dans son méchant fourreau, il y a une bonne lame. Au fait, son père était patron d’une grosse barque, et il s’est noyé dans la grande mer. Elle ne peut pas me baiser la main. Elle ne recevra pas d’une main qu’elle ne peut pas baiser.

— Eh bien ! elle attendra. Dis-lui que je suis en conférence avec des personnes de qualité.

Les deux dames prièrent Centoni de ne point retarder ses audiences. Il comprit à leur insistance qu’elles s’amusaient à voir cette procession de figures populaires, et il consentit à leur en donner la comédie. Sur un signe de son maître, Teresa sortit laissant la porte ouverte. On entendit un pas lourd et irrégulier dans l’antichambre, et l’on vit entrer un de ces êtres rachitiques et difformes dont l’Italie fourmille, un de ces pauvres rebuts de l’espèce humaine auxquels les climats du nord ne pardonnent pas, mais qui sous le ciel clément du midi parviennent à travers toute sorte de souffrances à l’âge mûr et même à la vieillesse. Celui-ci était une fille de seize ans qui paraissait en avoir douze, à peine haute d’un mètre, la poitrine étroite, la taille déjetée par suite d’un mouvement de hanche qu’elle faisait en boitant de la jambe droite. Ses traits délicats et allongés avaient une expression singulière de mélancolie et de courage. Par une sorte de dérision, la nature avait accordé à cette enfant disgraciée un des plus beaux ornemens de la jeunesse et de la puberté. Les cheveux mal peignés de la naine étaient fins, abondans et d’un blond virginal ; le désordre même de sa chevelure donnait une certaine grâce à son visage pâle.

— Viens ici, Betta, que je te voie de près, lui dit Centoni. Tu as l’air bien gaillard aujourd’hui ; est-ce que tu as fait un héritage ?

Altro ! répondit la naine, bien autre chose qu’un héritage ; je ne souffre plus, et je marche !

— Tu marches en te balançant comme une gondole à une seule rame. Et tes bains de fange, les as-tu pris ?

Sior, oui, répondit Betta ; mais c’est le brodequin surtout qui est un capo d’opera. Avec cela, je vais droit mon chemin ; je monte, je descends les escaliers, et je passe les ponts comme si je traversais ma chambre.

— Voyons un peu ce chef-d’œuvre.

Miss Martha sentit un frisson lui parcourir tout le corps, tandis que la naine montrait avec orgueil son pied bot serré dans un brodequin orthopédique.

— En effet, dit Centoni, voilà un ouvrage d’art. Faut-il solliciter pour toi un engagement de première ballerine au théâtre de la Fenice ?

— Non, répondit Betta en se dressant d’un air scandalisé : mais