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III. — THÉORIES DE LA PROGRESSION DES GLACIERS.

La progression des glaciers étant un fait incontestable, voyons comment elle peut s’expliquer. Plusieurs théories avaient été proposées : soumises à l’épreuve expérimentale, elles durent être successivement abandonnées. Une seule survécut, et régna quelque temps sans partage : c’est celle de M. J. Forbes, que les Anglais appellent théorie de la viscosité (viscous theory).

« La glace, disait M. Forbes, n’est point une matière dure, rigide, incompressible; c’est un corps plastique, comparable à du miel, de la mélasse, du goudron ou de la poix semi-liquide. En effet, le glacier ne se moule-t-il pas dans le lit de rocher qui l’enserre? Que ce lit se rétrécisse, le glacier se contracte, s’étire et franchit le détroit. Presque tous les grands glaciers de la Suisse offrent des exemples de ces rétrécissemens. A Chamonix, le glacier de Talèfre passe à travers un étroit défilé compris entre la montagne du Couvercle et le promontoire de l’aiguille de Talèfre, qui aboutit à la Pierre de Béranger[1]. Le défilé n’a que 600 mètres d’ouverture; mais au-dessus la largeur du glacier est de 4,200 mètres. Il faut donc que la glace soit plastique pour qu’elle puisse passer à travers cette étroite filière dans laquelle son diamètre se réduit au septième de ce qu’il était auparavant. Le glacier du Géant franchit une cluse semblable entre le petit Rognon et l’Aiguille-Noire. Le glacier du Mont-Dolent s’épanouit pour ainsi dire dans le val Ferret en débouchant d’un couloir étroit qui semble lui fermer l’accès de la vallée. Le glacier inférieur de Grindelwald contourne le promontoire de la Stieregg, celui de Zermatt se moule sur les flancs du Riffelberg : ainsi donc les glaciers se comportent comme les substances plastiques et semi-fluides dont nous avons parlé. » M. Forbes invoquait un autre argument.

Quand on contemple d’une certaine hauteur un glacier peu tourmenté et dont la surface n’est pas couverte de débris tombés des montagnes voisines, on aperçoit sur la glace des lignes noires formant des courbes paraboliques ou ogivales dont la convexité est tournée en aval. Ces lignes, que les Anglais désignent sous le nom de bandes sales (dirt bands), sont très visibles sur la mer de glace de Chamonix, le glacier inférieur de Grindelwald et presque tous les grands glaciers de la Suisse. M. Forbes considère ces bandes comme analogues à celles que l’on remarque sur de la poix liquide lorsqu’elle coule lentement, ou même sur les ruisseaux de nos villes

  1. Voyez les belles cartes du Mont-Blanc du capitaine Mieulet ou de M. Reilly.