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ont en partie tissé les destinées de chacun de nous ; il est donc juste que nous sachions jusqu’à quel point leur nature leur donnait le droit de peser sur notre existence. Tout n’est pas malignité dans la joie que nous éprouvons lorsque nous découvrons chez un adversaire de nos opinions, chez un ennemi de notre vie morale, quelque bon défaut caché qui nous le montre inférieur à l’œuvre accomplie ; il y entre aussi un instinct inné de justice. Celui-ci a consacré sa vie à entourer des prestiges d’une poésie magnifique une vieille dynastie dont vous redoutiez la puissance, et vous avez, comme tout le monde, courbé la tête sous l’ascendant de son génie ; mais quelle revanche vous prendrez sur lui, lorsqu’il se sera chargé de vous révéler que cette poésie était due à une loyauté discutable qui se croyait engagée d’honneur à célébrer ce qui ne lui inspirait ni confiance ni amour ! Celui-là a fendu de ses flèches acérées le bois d’un trône que vous aimiez ; quelle joie lorsqu’il vous aura donné le droit de lui dire : Eh quoi ! si considérable a été ton œuvre, et voilà les mesquins préjugés que je découvre en toi ! Mais avec des hommes comme Alfred de Vigny notre curiosité se sent désarmée. S’ils ont eu quelques sentimens fâcheux, nous n’avons aucun intérêt et aucun droit à les connaître, car, n’ayant eu aucun rôle public, nous conférons volontiers à l’histoire de leur âme les privilèges de cet axiome d’une de nos lois : « la vie privée doit être murée. » Ils n’ont détruit aucune de nos illusions, ils n’ont bafoué aucune de nos croyances, ils n’ont blessé aucun de nos intérêts ; quel besoin avons-nous de savoir qu’ils ont souffert de tel regrettable sentiment, ou qu’ayant dû vivre avec des hommes ils ont connu nécessairement l’amertume de la misanthropie ? Nous ne les connaissions que comme bienfaiteurs, car n’est-ce pas un bienfaiteur, celui qui nous a gratuitement donné quelques heures de plaisir silencieux, qui a caressé notre imagination de quelques beaux rêves ? Le sentiment qu’ils nous inspiraient était donc un mélange de respectueuse estime et de reconnaissance, et voilà qu’il nous faut apprendre qu’il y avait en eux sécheresse, orgueil blessé, vide moral ! Voilà que leurs défauts mis au grand jour vont, bon gré mal gré, altérer l’affection que nous avions pour eux et forcer notre jugement à sortir de sa réserve ! Mais en vérité ce n’est pas à celui qui reçoit qu’il appartient de connaître les défauts de celui qui donne.

La publication de ce Journal d’un Poète est à notre avis une des plus malencontreuses inspirations que la piété du souvenir ait jamais souillées à l’oreille d’un ami dévoué. Comment M. Ratisbonne n’a-t-il pas réfléchi qu’une telle publication jurait avec le caractère qu’Alfred de Vigny avait voulu donner à sa vie ? Eh quoi ! voilà un poète qui s’est enveloppé volontairement d’ombre et de silence, qui,