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ramené au moment de conclure son engagement avec un capitaine ; une troisième fois le père arriva trop tard, — le vaisseau venait de partir. D’autres encore sont séduits par la lecture des romans maritimes ; cette branche si riche de la littérature anglaise se répand jusque dans les villages, et comme les fictions ont souvent plus de prise que les faits mêmes sur le cerveau des adolescens, il n’est point rare de voir jusque dans l’intérieur des terres de jeunes imaginations tourmentées par la fièvre nautique. Et cependant je dois ajouter que ces enthousiastes ne font pas toujours les meilleurs marins. La vie de mer est après tout monotone et prosaïque. Sans doute le mouvement du navire amène sans cesse le matelot en présence des plus sublimes spectacles de la nature ; mais a-t-il le temps de les regarder ? De pénibles devoirs et le travail manuel absorbent toute son attention. La voix de l’Océan lui parlait de liberté, et que trouve-t-il à bord du vaisseau ? La plus dure servitude. Le sommeil, ce seul bien de l’esclave, n’appartient pas même au mousse, interrompu qu’il est à chaque heure du jour ou de la nuit par la voix du capitaine. Obligé de quitter sa couche et de s’élancer sur le pont toutes les fois que les éventualités de la mer exigent un surcroît de manœuvres, le matelot est sans cesse à la merci de son chef et des élémens. Qu’on ajoute encore les veilles régulières sous un ciel glacé, les répugnans services, les ordres impérieux, les châtimens sévères, et l’on comprendra que la belle poésie des rêves s’évanouisse bientôt au contact de la réalité. Le roman s’en va feuille à feuille sur les eaux, et le novice dans son cœur dit à la mer : « Tu m’as trompé ! » Cependant il y est, et il faut qu’il y reste. Par amour-propre, par nécessité, il s’attache à une profession qu’il a trop ardemment poursuivie. Pour rien au monde il ne voudrait en avoir le démenti, ni avouer devant ses amis et sa famille qu’il a fait un mauvais choix ; mais le désenchantement s’abat désormais sur sa vie comme un nuage. Qu’attendre alors d’un cœur désabusé chez qui le dégoût éteint de jour en jour l’énergie naturelle ? Il y a au contraire beaucoup d’autres jeunes gens que les familles envoient à la mer pour réformer en eux certaines habitudes vicieuses. Ces mauvais sujets font dans la plupart des cas d’excellens marins. N’ayant point d’illusions à perdre, ils mettent bravement la main aux cordages, et cherchent à tirer un avantage positif de la vie de labeurs à laquelle on les a pour ainsi dire condamnés.

Cette dernière circonstance vient sans doute de donner lieu à une tentative généreuse. Ayant entendu dire qu’un vaisseau (training ship) destiné à recueillir les « jeunes arabes des rues » (street arabs) et à les former pour la marine stationnait depuis quelques