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Dans ses lettres, dans des notes qu’il a laissées sur ses études, sur ses travaux, et qui seront prochainement publiées, partout on retrouve les témoignages de cette mâle confiance, de cette fermeté et de ces espérances invincibles. « Je compte, écrit-il un jour, sur ma vieillesse ; elle me vengera. » Un autre jour, et pour se confirmer dans le respect de ses propres inspirations par un des plus hauts exemples qu’il pût se proposer, il enregistre sans commentaire ce souvenir : « Mozart a dit : J’ai fait mon Don Juan pour moi et pour trois de mes amis, » — de même qu’il écrira un peu plus tard : « Je ne suis pas inquiet de ce qui adviendra de mes compositions, disait Beethoven, parce que je sais que dans mon art Dieu est plus près de moi que des autres hommes. » Toute proportion gardée entre lui elles deux incomparables maîtres, Ingres aussi avait le droit de ne travailler que pour soi et d’entendre déjà dans le secret de son cœur, de pressentir au-delà des injustices présentes la voix divine qui apprend à les supporter et la voix de l’avenir qui les confond.

En attendant, il fallait vivre et, pour subvenir à des besoins de plus en plus impérieux, se résigner non pas à renier sa religion esthétique, — Ingres serait mort de faim plutôt que d’acheter le succès à ce prix, — mais à accepter certaines tâches que l’artiste de son plein gré n’aurait assurément pas recherchées. Comment, par exemple, la pensée lui serait-elle spontanément venue de choisir un aussi triste héros que le duc d’Albe et surtout de représenter le terrible gouverneur des Pays-Bas trônant dans une église au-moment où il va recevoir des mains de l’archevêque de Malines les présens bénits qui récompenseront ses cruautés ? Pour que ce pinceau ami des nobles sujets entreprît de traiter celui-ci, il avait dû obéir à de bien pressantes exigences ; encore tomba-t-il avant la fin des doigts honnêtes qui le tenaient. Ingres n’eut ensuite la tentation de le reprendre que pour tirer en quelque sorte la moralité du fait qu’on l’avait condamné à retracer. « J’étais forcé par la nécessité, écrit-il dans son journal, de peindre un pareil tableau : Dieu a voulu qu’il restât en ébauche. Cependant l’idée de le terminer me revint, mais en introduisant dans cette scène tous les démons figurant à côté de cet horrible homme….. Alors, pour purifier et venger ce qui est à jamais sacré, j’aurais fait un groupe d’anges s’élançant dans les voûtes de la basilique et emportant le saint viatique. » Les descendans du duc d’Albe, qui, en commandant le tableau, avaient entendu le dédier à la gloire de leur aïeul, ne se seraient pas tenus pour fort satisfaits sans doute de cette manière d’envisager et d’exprimer les choses. En tout cas, l’équité historique y eût trouvé son compte aussi bien que la conscience du peintre, et l’œuvre, au lieu de n’offrir aux regards qu’un