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ouvre un compte sur lequel on porte avec soin toutes les dégradations qu’elle subit et l’usure régulière, qui est calculée à 50 centimes par jour de travail ; une voiture perd donc en moyenne 180 francs par an. En dehors des réparations urgentes et nécessitées par les accidens particuliers qui peuvent l’atteindre, elle a droit réglementairement à deux peintures par année. Lorsqu’à force de rouler sur le pavé de Paris, de suivre les noces, les enterremens, de faire le tour du bois de Boulogne, d’attendre à la porte des ministères, des hôtels et des cabarets, elle arrive à la fin de sa carrière, elle est renvoyée aux ateliers d’où elle est sortie jadis toute fraîche et pimpante. On la casse (c’est le mot technique), on la dépèce ; on remet les ferrures à la forge, on essaie d’utiliser les vieux bois, puis du reste de sa défroque on fait un paquet que l’on vend à quelque juif qui saura bien encore tirer parti de ces épaves décrépites.


II

Jusqu’à présent, je n’ai parlé que du matériel de la Compagnie générale ; il est temps de s’occuper de son personnel, c’est-à-dire des cochers. Ils forment au milieu de la population parisienne une classe distincte, généralement peu estimée et souvent difficile à manier. L’habitude de marcher à toute réquisition vers un but toujours différent et qu’ils ne choisissent jamais aurait dû les façonner à une sorte d’obéissance passive. Il n’en est rien. Le cocher de fiacre est un révolté toujours en lutte contre son administration, qu’il essaie de tromper, contre la préfecture de police, qu’il maudit tout en respectant son pouvoir. C’est un monde à part composé de toute espèce d’élémens. Les provinces où il se recrute principalement sont la Lorraine, la Normandie, l’Auvergne et la Savoie ; cette dernière fournit les meilleurs sujets, j’entends les plus soumis et les moins ivrognes. Les cochers peuvent se diviser en trois catégories ; les bons sujets, qui aiment leur métier, qui ont la passion des chevaux, cherchent à amasser un petit pécule pour devenir à leur tour propriétaires d’une voiture attelée, connaissent le code multiple des contraventions et des délits, évitent les punitions disciplinaires, et sont parfois récompensés pour leur probité. Les ivrognes viennent ensuite ; la passion du vin les entraine ; entre chaque course, ils s’arrêtent au cabaret et boivent un canon ; à ce métier-là, la raison ne résisté pas longtemps, et si l’habitude de conduire n’était devenue pour eux une seconde nature, tout accident serait à redouter ; à moins que l’ivresse ne les égare et ne les pousse à la brutalité, ils ne sont point mauvais ; ils