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se repentent volontiers, mais ils recommencent le lendemain tout en jurant qu’on ne les y reprendra plus. Ceux-là aussi aiment et soignent leurs chevaux ; un vieux proverbe plein de vérité court dans les écuries : « cheval d’ivrogne n’est jamais maigre. » Les derniers, on les appelle les bohêmes. Ceux-là sont récalcitrans et parfois dangereux ; leur fouet est l’argument qu’ils emploient de préférence ; de punition en punition, ils en arrivent à l’exclusion du service ; la police correctionnelle les connaît, et souvent même la cour d’assises. Ce sont les déclassés, les paresseux, les incorrigibles, épaves incommodes que toute civilisation rejette sur ses bords. Ce qui les a amenés à faire un métier pour lequel ils n’ont aucune aptitude, c’est l’horreur du travail, le dégoût de la vie régulière, l’effroi de toute contrainte ; ils se sont imaginés qu’une fois sur leur siège, au grand air, s’arrêtant de ci et de là pour étrangler un perroquet, comme ils disent dans leur argot, c’est-à-dire pour boire un verre d’absinthe, ils seraient libres, ou du moins auraient l’illusion de la liberté : erreur profonde dont ils ne tardent pas à revenir, qui leur cause un dépit amer et les jette parfois dans des rébellions insensées. Pour ceux-là, le cheval peut crever, la voiture être défoncée, que leur importe ? à leurs yeux, les agens sont des mouchards, le directeur un tyran, le surveillant une canaille. Toute révolte leur paraît permise, et le bourgeois serait pour eux une proie facile, si la préfecture de police ne les tenait sous sa main de fer. Ils connaissent bien le chemin de la fourrière et du violon ; leur montre est souvent au mont-de-piété, leur paie est toujours dépensée d’avance, ils vivent d’emprunts qu’ils ne remboursent jamais. On en a vu qui dételaient leur voiture, l’abandonnaient au hasard sur la voie publique, vendaient le cheval à vil prix et s’en allaient vers les barrières mal famées épuiser en orgies le produit de leur vol. On les jette en cour d’assises, on les interroge : pourquoi avez-vous vendu un cheval qui ne vous appartenait pas ? — Ah ! voilà ; çà me disait d’aller faire la noce.

Où se ramasse ce personnel à faces innombrables qui compose à Paris les cochers de voitures de louage ? Partout ; il n’existe peut-être pas une seule classe de la société qui n’y ait fourni quelques sujets : beaucoup de cochers particuliers se trouvant sans place, des gens de campagne venus pour tenter la fortune de la grande ville et n’ayant point réussi, d’anciens soldats du train, des garçons de café, des perruquiers, des porteurs d’eau, des huissiers ruinés, des maîtres d’étude chassés de leur collège, des clercs de notaire congédiés, des photographes en faillite ; enfin, je n’oserais le dire, si je n’en étais certain, il existe aujourd’hui sur le siège d’un fiacre le fils d’un ambassadeur de France. Rien ne serait plus instructif et