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de cette sensation une attention très grande, une certaine puissance, une certaine intensité d’abstraction pour y retrouver des impressions.diverses : cela peut se faire pourtant, et l’expérience intéresse autant le philosophe que le physicien. Frappez, par exemple, un ut sur un piano où les marteaux auront été soulevés pour donner aux cordes toute liberté, vous ne tardez pas à entendre, en prêtant attentivement l’oreille, deux notes supérieures, à peine perceptibles d’abord et bientôt plus distinctes[1]. Ces notes, qu’on dirait répercutées par l’écho, répondent à des vibrations trois fois, cinq fois plus rapides que celles de l’ut fondamental[2]. Pour faire plus facilement l’expérience, il faut se mettre à l’avance dans l’oreille, en la jouant à part, la note harmonique qu’on cherche à entendre[3].

Les instrumens à cordes sont les plus riches en harmoniques ; dans la plupart des instrumens à vent et surtout dans la voix humaine, il est beaucoup plus difficile de les entendre. Cependant Rameau les avait déjà très bien décelées dans la voix de l’homme[4]. Il avait remarqué que le son fondamental est escorté de deux notes aiguës, la quinte de l’octave et la tierce majeure de la double octave. C’est même à ce grand musicien que l’on doit les expressions de son fondamental et de sons harmoniques. Il essaya de baser sur le phénomène de la résonnance multiple toute la théorie musicale, et d’en déduire la formation de la gamme et jusqu’aux principales règles de l’harmonie. Son œuvre malheureusement devait rester

  1. Le sol de l’octave supérieure et le mi de la double octave.
  2. Les vibrations de vitesse double et quadruple (qui répondent a l’octave et à la double octave) sont beaucoup plus difficiles à saisir.
  3. On pourrait croire, puisqu’on entend mieux ce que l’on veut entendre, qu’il y a dans le phénomène une illusion de l’esprit ; mais les incrédules sont bien faciles à détromper. Prenons une fine corde métallique : en vibrant, elle se divisera spontanément en deux, trois, quatre, cinq parties, pour donner toutes ses harmoniques ; les points de division se nomment les nœuds et restent immobiles dans le mouvement relatif. Entre deux nœuds se place ce qu’on nomme un ventre, point où l’élan vibratoire entraîne la corde le plus loin possible de sa position primitive. Cela étant bien compris, supposons que la corde vibre pleinement de façon à donner toutes ses harmoniques (et on peut en obtenir jusqu’à seize à la fois) ; il sera facile de supprimer à volonté certaines d’entre elles en touchant légèrement du doigt ou avec un pinceau les points de la corde où la théorie apprend à l’avance que doivent se trouver les ventres correspondant à ces harmoniques. Si je touche le milieu de la corde, toutes les harmoniques d’ordre impair disparaissent ; si l’arrêt porte au tiers de la longueur, les nos 3, 6, 9 font défaut. On peut varier et nuancer cette expérience à l’infini, appuyer plus ou moins légèrement sur le point de la corde qu’on veut étouffer, faire passer le son par des gradations successives, depuis le timbre le plus plein jusqu’au timbre le plus grêle, l’enrichir et l’appauvrir à volonté ; l’oreille suit docilement toutes ces métamorphoses. Elle ne perçoit plus les harmoniques dès qu’elles viennent à manquer ; celles-ci ont donc une réalité absolue et indépendante des sensations subjectives de l’observateur.
  4. Elémens de Musique. Lyon 1762.