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qu’une Nilsson. « Petite musique ! répondit un jour Rossini à je ne sais que importun enthousiaste qui s’avisait de vouloir déprécier devant lui l’auteur de Fra Diavolo et des Diamans de la Couronne ; mais vous m’accorderez au moins que c’est de la petite musique faite par un grand musicien. » Martha n’est guère que de la petite musique, et j’estime qu’on doit chercher autre part que dans ce rôle le secret de la rapide et brillante fortune de Mlle Nilsson. L’air de la reine de la nuit, voilà son vrai point de départ. Ce fut une révélation. Cette voix splendide, virginale, juste, flexible, égale en sa rare étendue, modulant, trillant à des hauteurs inaccessibles, donna pour la première fois la vie en France à des beautés jusqu’alors enfouies dans les bibliothèques. En Allemagne même, les terribles mi suraigus dont se hérissent les deux airs n’avaient jamais cessé d’épouvanter les plus vaillantes cantatrices. Sie singt Sterne, disait jadis au temps de Mozart un grand seigneur autrichien de la célèbre Lange ; traduction libre : « les étoiles lui sortent par la bouche. » Le mot pouvait s’appliquer à la nouvelle reine de la nuit. L’étrangeté, la saveur de l’accent, firent aussi beaucoup. Cette fille du Nord, cette reine de la nuit, avait au front le scintillement glacé de l’étoile polaire, et l’aimant tout de suite vira vers elle. Du soleil d’Italie, on en avait assez !

Nous en avons tant cueilli et vu se flétrir entre nos mains de ces roses, de ces myrtes et de ces œillets des jardins de Pise et de Florence, que ce ne serait pas un tel miracle de nous voir payer à prix d’or la fleur rare des Alpes norvégiennes. « Jamais, dans toute ma carrière, il ne m’est arrivé de rencontrer artiste plus noble, plus loyale, plus vraie que Jenny Lind. Nulle part je n’ai vu les dispositions naturelles s’unir si intimement à l’étude, à la profonde sensibilité du cœur. Il se peut que chez d’autres une de ces trois qualités dont je parle ait dominé à un degré plus haut ; mais leur réunion, leur fusion ne se produisit jamais de la sorte. » Ainsi se plaisait Mendelssohn à caractériser Jenny Lind, et ces quatre mots du plus compétent des juges racontent en l’expliquant l’individualité de la grande cantatrice suédoise. C’est net, simple et pratique comme un aphorisme de Goethe. Les dispositions naturelles, c’est-à-dire le talent inné, la vocation, l’heureuse faculté de tout saisir, de comprendre tout ce qu’il faut connaître et savoir pour remplir sa carrière, — l’étude, c’est-à-dire l’acquisition laborieuse, progressive des secrets de l’art, l’apprentissage intellectuel et physique, la réflexion à la fois et l’exercice ! Réunir ces deux premières conditions semblerait déjà devoir suffire pour atteindre son but. Les dons naturels et les conquêtes de l’étude, les facultés innées et celles que le travail nous procure, combien brillent au premier rang sur la scène à qui on n’a pas demandé davantage ? Maintenant à ce lot déjà très sortable ajoutez la sensibilité, la rêverie, la poésie, le goût de l’idéal, et vous aurez non plus telle ou telle virtuose comme il y en a, comme il y en aura toujours, grâce à Dieu, pour les menus plaisirs du public, qu’on les