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appelle, la Patti, Mme Carvalho ou Mme Cabel, mais des individualités d’un ordre supérieur, les Pasta, les Malibran, les Jenny Lind.

Sans posséder les avantages physiques de sa jeune compatriote, Jenny Lind avait aussi beaucoup de charme. La fille du Nord en elle tout de suite vous séduisait, vous captivait jusque par son accent, qui prêtait à la langue allemande une douceur, une mollesse inexprimables. Comme à Mlle Nilsson, le dialogue parlé lui répugnait ; mais dans le récitatif et surtout dans le chant proprement dit c’était d’une clarté, d’une limpidité admirables, et cela sans jamais ralentir le mouvement, sans qu’une syllabe maladroitement détournée vint troubler le flot transparent de la mélodie. Les traits de son visage, au premier abord, pouvaient ne point vous plaire ; il fallait irrésistiblement la trouver belle quand elle chantait certain lied de ses montagnes de Norvège ou l’Invitation à la valse dalécarlienne. La voix du reste n’était pas un prodige. Qu’on se figure un soprano d’étendue ordinaire, avec des cordes basses admirables, un medium sans grand éclat, et le meilleur de sa sonorité dans le haut. Jenny Lind entrait en scène, la première émission sortait voilée, puis le brouillard léger se dissipait, et la lumière se faisait. Un tact, un goût merveilleux, une imperturbable sûreté d’effet, une grande maestria dans la forme et en même temps la plus sympathique originalité ; ni l’école italienne, ni l’école allemande, mais la Suédoise Jenny Lind ! Elle colorait, nuançait comme personne, excellait à renfler, à diminuer le son, rendant et reprenant, musicienne jusque dans le mouvement de la plus dramatique situation, se possédant au plein de l’enthousiasme, sachant avec une égale mesure gouverner son geste et sa respiration. Son répertoire embrassait tous les styles, et divers morceaux de ce répertoire ont, par elle, atteint un idéal d’exécution qui difficilement se retrouvera, — l’air de Grâce dans Robert le Diable par exemple, la cavatine du Freischütz au troisième acte, le rondo de la bohémienne et aussi le trio concertant pour soprano et deux flûtes dans Vielka, depuis chez nous l’Étoile du Nord.

Dons naturels, savoir et sensibilité, de ces richesses dont Mendelssohn faisait honneur à Jenny Lind, la Suédoise d’aujourd’hui tient une bonne part, et peut-être même que pour les qualités naturelles l’avantage serait du côté de Mlle Nilsson. Jamais la voix de Jenny Lind n’eut cette force d’étendue et de vibration. Du si bémol en bas au , au mi suraigus, cette voix règne extraordinairement unie dans sa contexture, dans les passages du premier au second registre. L’intonation est toujours juste, et ce que les anciens Italiens appellent l’attacca d’une netteté à toute épreuve. Du reste la plupart de ses qualités, Mlle Nilsson les a en commun avec la Lind, ce sont là en quelque sorte des traits caractéristiques des voix suédoises. Dans les lieds nationaux qu’elle chante, la façon dont les notes des deux registres sont pour ainsi dire jetées en l’air et soudain rattrapées au vol tient du prodige ; un jongleur chinois ne lance pas ses boules de cristal avec plus de