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roi lui-même qui avait fait son prix par la bouche d’un de ses officiers, maître Nicolas Le Clerc, lieutenant au bailliage de Touraine. Et puis enfin sa majesté n’avait-elle pas engagé à l’inviolabilité de cette transaction son honneur de gentilhomme et sa parole de roi ? Toutes ces raisons valaient bien quelque chose ; mais quand il fut question de les faire entendre aux juges, ceux-ci trouvèrent la volonté royale bien plus claire et bien plus concluante.

Bohier comprit enfin, mais ne se découragea pas. Il en appela au parlement. C’était sa seule chance de salut. En ce temps-là comme à toutes les époques de la monarchie, — Louis XIV excepté, — le parlement était peu disposé à se faire le complaisant des caprices royaux. Aspirant sans cesse à jouer un rôle politique et déçu dans son ambition, il se vengeait de ses mécomptes en gênant de tout son pouvoir cette royauté qui se passait de lui, et il préludait par des taquineries à son équipée de la fronde et à ses plus pacifiques, mais plus funestes tentatives du XVIIIe siècle. Bohier comptait sur cet esprit du parlement, et il n’avait pas tort : on fit à la chambre des requêtes bonne mine à ses réclamations ; tout allait bien, lorsqu’Henri II, jetant ouvertement son autorité dans la balance, et par lettres patentes déclarant que Bohier voulait « fuyr à droict et à justice, » renvoya l’affaire devant la chambre d’Anjou. Bientôt même les juges qu’il avait choisis ne furent plus ni assez sûrs ni assez prompts au gré de son impatience. Le 15 novembre 1551, de nouvelles lettres patentes, affichant hautement encore la partialité royale, attribuèrent la connaissance du procès au grand-conseil du roi. Autant valait déclarer que le roi entendait être juge et partie. Ce conseil du roi n’avait en réalité d’un tribunal que le nom. Sa composition, son pouvoir, sa compétence, son existence même, tout dépendait de l’arbitraire du souverain ; c’était le prête-nom des vengeances ou des fantaisies royales. On évoquait ce fantôme quand il fallait couvrir du manteau de la loi quelque grosse illégalité.

À ce coup, Bohier n’avait plus rien à opposer. Dès qu’il avait vu le roi se mettre de la partie, il s’était senti perdu. Résister au roi, c’est-à-dire à sa favorite, qui l’eût osé ? qui l’eût pu ? Contre un tel adversaire, qu’étaient la loi et la justice ? Ce général des finances, ce conseiller, ce gentilhomme du roi, ce gouverneur du pays de Touraine, riche, entouré de puissans amis, ayant le droit pour lui, ne songea même pas à se défendre : il s’enfuit comme un coupable, et s’alla cacher à Venise, s’estimant heureux de sauver, au prix de sa richesse et de ses honneurs, sa liberté, sinon même sa vie.

Cette fuite du reste était aussi habile que prudente. Bohier présent, c’eût été la moindre chose de le juger, c’est-à-dire de le condamner. Sans doute il se serait défendu, il aurait argumenté, crié, protesté, mais ses argumens et ses cris n’auraient guère embarrassé