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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 69.djvu/952

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Pour combler le vide fait par l’absence des dieux en exil, pour animer la nature, pour remplacer l’art chassé de la vie, pour tenir lieu de patrie, l’homme n’a plus que l’amour, ressource précaire qui lui manque souvent et qui le trahit de bonne heure. Les promesses de l’amour ne suffisent pas à consoler le désespoir d’Hypérion, désespoir réel, désespoir d’un homme entraîné par le torrent des siècles loin d’une Ithaque à jamais regrettée, vers laquelle il tend vainement les bras et qui se perd dans la brume. Ce désespoir longtemps contenu finit par s’exhaler en colères violentes ; le masque tombe et le poète apparaît à la place du héros, quand les hasards de l’exil amènent celui-ci chez les Allemands. Qu’on se figure l’Allemagne de 1798, d’autant plus humiliée de son abaissement réel que déjà les esprits s’y sont élevés plus haut, inerte et divisée, tandis que l’agitation héroïque de ses voisins ébranle le monde ; qu’on se la figure coupée en petites souverainetés où l’oppression est à la fois accablante et ridicule, où un horizon infranchissable borne les regards, où les hommes sont séparés par les mille barrières du rang, de la profession, de la culture. On comprendra qu’à côté de la sérénité d’un Goethe il y eût place alors pour des sentimens comme ceux qui poussèrent le noble G. Forster à renier sa patrie et à adopter la France. On concevra qu’Hypérion, obligé de se consoler dans la société d’un tel peuple, laisse échapper un cri comme celui-ci :


« Barbares dès l’origine, devenus plus barbares à force d’étude, de science et même de religion, profondément incapables d’un sentiment divin, perdus jusqu’au cœur pour les Grâces sacrées, également blessans pour toute âme bien faite par l’emphase et par la pauvreté, rendant un son aussi faux et aussi sourd que les têts d’un vase brisé, — tels étaient ces consolateurs.

« Cette parole est dure, elle m’échappe parce qu’elle est vraie ; je ne saurais imaginer de peuple plus mutilé que les Allemands. Tu vois chez eux des artisans, mais point d’hommes ; des prêtres, mais point d’hommes ; des maîtres et des valets, de jeunes fous et des gens posés, mais point d’hommes. — N’est-ce pas comme un champ de bataille où gisent, épars et séparés l’un de l’autre, des mains, des bras, des membres, tandis que le sang de la vie s’écoule et se perd dans le sable ? »


Plus tard un sentiment analogue, quoique tempéré cette fois par une lointaine espérance, lui inspirait ces strophes mordantes :


« Ne riez pas de l’enfant qui, avec un fouet et des éperons — sur son cheval de bois, se croit courageux et grand, — car vous, Allemands, vous êtes aussi — pleins de pensées et pauvres d’action. — Ou bien le fait, comme le rayon sort du nuage, — sortira-t-il enfin de la pensée ? — Les livres vont-ils prendre vie ? — Ô mes amis, démentez-moi, — faites-moi repentir de ma calomnie. »