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Hœlderlin souffre déjà de cette fatigue de la spéculation qui se manifestera plus tard si hautement, de cette impatience de toucher terre qui provoqua, vers 1840, l’explosion belliqueuse des Freiligrath, des Herwegh et de tant d’autres poètes. L’action à tout prix, c’est ce qu’appelait Hœlderlin en termes si amers, et c’est le même besoin, irrité jusqu’à l’aveuglement, qui a précipité les Allemands tête baissée à la suite du premier venu qui s’est chargé de l’assouvir.

Une pensée en apparence toute contraire, mais identique au fond, préside à sa tragédie de la Mort d’Empédocle, où il montre le philosophe en butte à la haine des chefs du peuple, se dérobant par une mort volontaire aux injustices et aux superstitions sociales. Il semble qu’ici, bien loin de glorifier l’action, Hœlderlin ait voulu mettre en lumière le conflit naturel du génie contemplatif et du génie politique, cet antagonisme présenté sous de si vives couleurs dans plusieurs dialogues de Platon, si souvent repris dans la suite, et qu’Alfred de Vigny a reproduit de nos jours en exagérant les incompatibilités naturelles du poète et de l’homme d’état. Hœlderlin montre bien l’humiliante victoire de l’habileté subalterne et du savoir-faire sans scrupules sur la vraie sagesse ; il ne conclut pas pour cela au dédain de l’action ; il célèbre seulement la lutte hardie et finalement impuissante d’un idéal social et religieux, représenté par le poète, le philosophe et le réformateur politique confondus dans le même homme, contre les tyrannies de la tradition historique. C’est la même idée sans doute qui le préoccupait lorsqu’il avait songé à mettre sur le théâtre Socrate, puis Agis, roi de Sparte. Tous deux représentent aussi sous des formes différentes l’idée d’une rénovation sociale, et tous deux succombent, après d’inutiles efforts, sous le poids des servitudes intellectuelles et politiques de leur temps. C’est un choix assez bizarre au premier coup d’œil que celui d’un sujet qui, malgré l’éclat légendaire dont la vie et la mort d’Empédocle ont été de bonne heure entourées, n’offre au poète aucun élément dramatique. La tragédie en effet se déroule tout entière dans une sphère de sentimens et d’idées qui n’ont rien à démêler avec le théâtre et sont à peu près inaccessibles à la foule : elle est purement lyrique. C’est là précisément ce qui a déterminé le choix d’Hœlderlin. Médecin, sorcier, faiseur de miracles, traînant après lui tout un peuple enchaîné à sa parole et à ses prodiges, tel apparaît Empédocle, investi de l’autorité d’un confident favori de la nature, habitent d’un monde supérieur en visite sur la terre, et qui semble, quand il se plonge dans le sein fumant de l’Etna, rentrer dans sa vraie patrie. Le poète voulait d’abord lui donner une femme et des enfans, pour faire sentir de quel poids les liens de famille pèsent sur le penseur voué par son génie