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PROSPER RANDOCE.

son dieu ; elle se surprenait à contempler avec respect ses vieux genoux débiles en disant : Pourtant il s’est assis là ! Elle l’appelait monsieur et le tutoyait. Le soir, elle tricotait ou filait dans un cabinet attenant au salon. D’ordinaire, avant de se retirer dans sa chambre, Didier passait quelques instans avec elle ; il aimait à entendre le bruit de son rouet. Marion était la plus vieille de ses habitudes, et rien ne gêne moins qu’une habitude. Auprès d’elle, il se sentait seul et non solitaire.

Ce jour-là, après son dîner, il fit deux tours de terrasse, puis il alla dire bonsoir à Marion. Dès qu’elle le vit entrer : — Dis-moi, monsieur, comment s’appelle cette belle personne qui est venue te voir aujourd’hui ? Je ne parle pas de cette jolie femme qui a de la peinture sur les joues ; je parle de l’autre qui a comme de la poudre d’or dans ses cheveux.

— C’est une cousine qui m’est arrivée du Pérou.

— C’est donc la demoiselle des Trois-Platanes, comme je l’appelais jadis. J’ai bien cru la reconnaître.

— Une demoiselle qui est veuve, reprit Didier.

— Ton père, monsieur, m’avait conté ça. Veuve à cet âge ! c’est une pitié. Elle a plutôt l’air d’une sainte Vierge. Et puis un sourire, des mouvemens si doux… Elle* me faisait penser à cette chatte angora que nous avons perdue l’an passé. Quand elle s’assied, il semble qu’elle va se rouler en pelote et qu’elle demande qu’on la caresse.

— Je n’ai pas essayé de la caresser sous le cou, repartit Didier en riant. Je ne sais pas si cela lui ferait plaisir.

Marion cessa de filer ; elle regardait par la fenêtre d’un air pensif.

— À quoi songes-tu, Marion ? lui demanda-t-il.

— Je songe, monsieur, que ta maison est bien grande. Il y a ici trop d’air et trop peu de gens. La place vide, c’est triste.

— Veux-tu que nous abattions une aile du château ?

— Il y a mieux à faire, monsieur. Deux ou trois enfans, comme cela nous meublerait ! Je les soignerais, je les bichonnerais ; j’ai encore le poignet et les genoux solides.

— Où veux-tu que je les prenne, ces trois enfans ? Le gouvernement n’en vend pas.

— Monsieur, reprit-elle en clignant des yeux, je vous regardais tantôt, elle et toi, quand vous vous promeniez dans le jardin. Cela m’a fait venir des idées… J’en avais comme un brouillard dans la tête. Et sans que le gouvernement s’en mêlât, c’est dans ce brouillard que j’ai vu les trois enfans.

— Allons, c’est décidément un complot, fit Didier en haussant les épaules Et il ajouta : Dame Marion, tu as cassé ton fil ;