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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/111

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PROSPER RANDOCE.

— Vous êtes un homme désespérant ! murmura Didier impatienté en se jetant dans un fauteuil. Vous mettez cent mots où il n’en faudrait qu’un, vous n’en mettez qu’un où il en faudrait cent.

— Je continue mon récit, dit M. Patru, qui jouissait in petto des angoisses nerveuses de Didier. Il était comme un médecin qui cherche à constater par des expériences le degré de sensibilité que conserve un cataleptique. — Allons, se disait-il, notre jeune homme n’est pas autant cuirassé d’indifférence qu’on pouvait le craindre.

— Quand votre père quitta Bordeaux, continua-t-il, Justine était grosse de quatre mois. Il se conduisit, vous n’en doutez pas, en parfait galant homme. Il lui assura un refuge pour l’époque de ses couches dans une maison de santé où l’on avait prévu ces sortes d’accidens : il lui promit de ne l’abandonner jamais, qu’il lui servirait une pension viagère de douze cents francs, et que, le moment venu, il ferait un sort à leur enfant. Là-dessus il monta sur ses deux échasses et partit comme un trait. Il en était temps. Un négociant de Marseille auquel il avait avancé des fonds se trouvait dans l’embarras et l’appelait à son aide ; d’autre part, Marion lui mandait que votre mère venait de tomber gravement malade. Il courut à Nyons et de là à Marseille, et durant plusieurs mois il eut l’esprit fort préoccupé. Marseille, Nyons, une femme à soigner, un débiteur à épauler… Il n’avait guère le loisir de songer à Justine. Pendant ce temps, la donzelle exécutait en catimini un projet dont elle n’avait eu garde de lui faire confidence. Elle s’accommodait mal de son rôle de fille-mère et s’avisa d’un expédient. Elle avait un cousin nommé Pierre Pochon, rémouleur de son état. Elle fut le trouver, lui conta point par point son aventure, — votre père, sa grossesse, la pension. Ce dernier point parut le plus clair au gagne-petit, que je ne vous donne pas pour un ancien Romain. Il ne se fit pas tirer l’oreille, dès le premier mot il consentit à endosser l’enfant. Il épousa Justine dans le plus bref délai et reconnut Prosper dans l’acte même de célébration. Cependant, délivré de ses deux gros soucis, votre père retourne à Bordeaux ; il apprend que son enfant est devenu le fils très légitime de Pierre Pochon. Gros crève-cœur pour lui ! Que faire ? Contester la reconnaissance, il n’y pouvait songer. Ce qu’il y avait de plus simple était de se fâcher ; il n’y manqua pas. Pochon le prit sur un ton très haut. C’était un de ces drôles qui se donnent le plaisir de demander insolemment l’aumône. Il représenta fièrement à votre père la grandeur du service qu’il venait de lui rendre et partit de là pour insinuer que douze cents francs étaient un piètre salaire de son héroïsme. M. de Peyrols lui reprocha vertement son impudence. Justine pleura. Larmes de femme, larmes de crocodile ! Sur la promesse qu’on lui fit que Prosper serait élevé en fils de roi,