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PROSPER RANDOCE.

Pendant les trois ou quatre années qui suivirent, il n’eut pas le temps de se repentir de sa faiblesse. Ce furent les années les plus occupées de sa vie, car ce fut alors qu’il accepta ces deux grandes commandites qui doublèrent sa fortune. Quelle activité, quelle fièvre ! Il ne quittait pas ses grandes bottes ; toujours par voies et par chemins, il courait à Marseille, il courait à Colmar, touchait barre à Nyons pour y embrasser son monde, se portant comme un charme au milieu de ce tourbillon, toujours à cheval sur ses projets, toujours fumant comme^une chaudière, suant l’espérance par tous les pores, gai, dispos, voulant du bien à toute la création et surtout au grand homme inconnu qui inventa le départ. Jamais il ne joua tant des jambes ; le curé de Nyons l’avait surnommé l’homme à hélice. Votre mère mourut. Il la pleura à chaudes larmes, resta un grand mois claquemuré chez lui, sans qu’on pût même le décider à faire le tour de son jardin. Tout à coup, sa douleur le disposant à tous les genres d’attendrissement, il se ressouvint de Prosper. Il savait que Pochon n’était plus à Bordeaux ; cet honnête homme avait réussi à cacher son heureuse aventure à tous ses amis et connaissances ; tant qu’il avait touché la rente, il avait continué de faire tourner sa roue, enfouissant ses écus dans des bas de laine. Une fois en possession du capital, de crainte des caquets, il avait choisi Angoulême pour théâtre de sa nouvelle fortune et de ses débuts dans l’épicerie. Votre père partit pour Angoulême. Il entrevit Prosper, qui lui sembla le plus joli clampin du monde. Pochon survint ; à son ordinaire, sa première idée fut de tendre la main, c’est toujours par là qu’il débutait, chacun a son tic. Comme vous pensez bien, il fut refusé tout net ; alors il fit semblant de croire que votre père était venu pour Justine, et, se drapant dans sa toge, il lui signifia de sortir de chez lui et de n’y plus remettre les pieds ; il n’y voulait admettre que ses écus. Cette fois M. de Peyrols jura d’enterrer le Pochon dans les plus ténébreuses profondeurs de ses oublis.

Mais, quelques années plus tard, un beau matin, il rencontra, je ne sais où, un bambin qui ressemblait à Prosper. Des cheveux châtains, des yeux gris. Nouvelle saute de vent ! Le lendemain, plus d’affaires ; il se réveilla père jusqu’à la moelle des os, avec l’ardent désir de revoir son enfant et la profonde conviction que le bonheur du reste de sa vie en dépendait. En dépit des rebuffades qu’il prévoyait, le voilà qui retourne à Angoulême. Plus de Pochons ; il prend langue ; point de nouvelles, sinon qu’ayant fait leurs affaires cahin-caha, ils avaient remis leur fonds de boutique pour aller chercher fortune ailleurs. Comment retrouver leur piste ? M. de Peyrols essaya, se rendit à Bordeaux ; mais il se rebuta bientôt, et