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paraît que le jeu ne valait pas la chandelle. Avec cela, ce garçon doit avoir de belles dents ; il a expédié en deux ans son patrimoine ; il a été à Glichy. Comment en est-il sorti ? C’est son secret. Il habite rue de Tournon et n’est pas à sec. De quoi vit-il ? Autre mystère. Vous débrouillerez tout cela. Tous ces renseignemens, je l’avoue, n’ont rien de fort réjouissant. Heureusement vous ne vous rebuterez pas pour si peu de chose… Et d’ailleurs que sait-on ? ajouta-t-il en se levant. Peut-être Prosper Randoce est-il homme de cœur, et dans ce cas son amitié répandra quelque douceur dans votre vie. Peut-être aussi est-ce un homme de génie auquel il ne manque que de trouver sa voie. Vous couverez cet œuf. La littérature vous sera redevable de quelque immortel chef-d’œuvre qui sans vous ne serait jamais sorti de sa coquille.

— À qui vendez-vous vos coquilles, monsieur Patru ? fit Didier d’un ton bref. J’ai un devoir à remplir, je le remplirai, voilà tout. À ces mots, il reconduisit M. Patru jusqu’au portail. Là le notaire fit volte-face, et, changeant de visage, le regarda dans les yeux d’un air presque attendri : — Si jamais vous avez besoin d’un conseil, lui dit-il, je suis là.

— Il n’est pas besoin de me le dire, ô le plus insupportable des notaires ! reprit Didier en lui serrant les deux mains.

Et là-dessus il retourna s’enfermer dans sa chambre. On ne s’étonnera pas s’il lui fallut quelque temps pour se remettre de son abasourdissement. Ce Prosper Randoce, qui venait de se lever comme une étoile rouge sur l’horizon de sa vie, l’inquiétait beaucoup. Que ne lui demandait-on de partager sa fortune avec lui ? C’eût été bientôt fait ; mais partir à sa recherche, le questionner, l’étudier, le confesser, s’ingérer dans ses affaires, au besoin se faire son mentor,… quelle corvée ! Sa paresse en frémissait d’avance.

On voit dans je ne sais quel opéra-comique un personnage qui, soupçonné pendant une traversée d’avoir trempé dans une révolte de l’équipage, est condamné à être pendu haut et court. Le malheureux a le mal de mer, et quand on lui annonce sa sentence, il répond d’une voix piteuse : « Je consens qu’on me pende, pourvu qu’on ne me remue pas. » Ce qu’on demandait à Didier, c’était précisément de se remuer.

Pendant qu’il méditait sur son aventure, Marion lui apporta la réponse de Mme d’Azado.

— M. Patru ne fait rien à temps, se dit —il avec humeur. Que n’a-t-il parlé vingt-quatre heures plus tôt ? Il m’aurait épargné une fière sottise.

Victor Cherbuliez.
(La seconde partie au prochain n°.)