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uns aux autres, qu’à un livre rédigé d’après un certain plan par une seule et même main. Ce défaut de suite avait déjà frappé d’anciens commentateurs avant que la critique moderne, à partir de Dœderlein (1789), en eût donné l’explication. À considérer les choses en gros, il est facile de remarquer deux groupes de discours, deux grandes masses, qui se distinguent nettement l’une de l’autre par la différence de situation que suppose chacune d’elles. Dans l’une les exhortations et les prévisions se renferment strictement dans cette période que nous avons déjà déterminée, qui va de la mort d’Ozias à la fin du règne d’Ézéchias ; le royaume de Juda est debout, Jérusalem, ainsi que le temple, demeure intacte ; les ennemis nationaux sont d’abord les Syriens unis aux Israélites du nord, puis et exclusivement les Assyriens, et alors Ninive devient l’objet principal des terreurs et des malédictions du patriotisme juif. — Dans la seconde au contraire, c’est Babylone qui est détestée et maudite, Ninive n’est plus, Jérusalem et son temple sont en ruine ; il n’est plus question des Syriens, courbés désormais sous le même joug que les Juifs ; ceux-ci ont été transplantés, il y a déjà longtemps, en terre étrangère, et le royaume de Juda n’est plus qu’un souvenir. Entre les deux situations, il y a un intervalle d’au moins cent quarante ans, et rien dans le livre ne fait allusion aux événemens fort graves qui ont rempli cet intervalle. Rien, par exemple, sur la révolution qui fit passer de Ninive à Babylone le sceptre de l’Asie du sud-ouest, rien sur les grandes conquêtes de Nébucadnetzar, rien sur les alternatives de soumission et de révolte qui marquèrent les rapports du royaume juif avec le roi chaldéen. Il y a donc là évidemment deux horizons bien distincts, juxtaposés dans le livre, mais que dans la réalité les mêmes yeux n’ont pu contempler.

Disons tout de suite que les vingt-six derniers chapitres (de XL à LXVI) sont tous écrits en vue de la situation créée par la captivité de Babylone et par l’approche des événemens qui semblaient devoir y mettre fin, c’est-à-dire par les succès retentissans d’un nouveau conquérant du nom de Cyrus. Les quarante premiers sont en grande majorité composés en vue de la situation antérieure, contemporaine du véritable Ésaïe ; mais on trouve aussi dans le texte quelques fragmens qui se rapportent au temps de la captivité. Négligeons pour le moment ces fragmens auxquels nous reviendrons, et achevons de mettre en pleine lumière la dualité de l’œuvre traditionnellement attribuée à Ésaïe, c’est-à-dire la division de ces écrite en deux groupes distincts, l’un remontant au VIIIe siècle, au temps de la prépondérance de Ninive, l’autre datant du VIe du temps de la supériorité de Babylone.

En vérité, pour tous ceux que n’aveugle pas le préjugé, la