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d’éloquence, le Tableau littéraire de la France au dix-huitième siècle. Pendant quatre ans, ce sujet, remis quatre fois au concours, ne produisit aucun ouvrage que l’Académie jugeât digne du prix ; en 1810 seulement, elle le décerna à deux des concurrens, M. Jay et M. Victorin Fabre, et pour les récompenser l’un et l’autre le comte de Montalivet, alors ministre de l’intérieur, doubla le prix. Le jeune surnuméraire qui travaillait dans ses bureaux, M. Prosper de Barante, avait concouru ; mais son travail n’avait trouvé dans l’Académie aucune faveur, et au lieu de le représenter au concours il le publia en 1808, avant que le prix ne fût décerné à ses deux plus heureux rivaux. Depuis leur triomphe à l’Académie, leurs ouvrages ont peu attiré les regards du public ; celui de M. de Barante au contraire a eu sept éditions et est devenu un livre presque populaire, qu’on donne souvent en prix dans les concours des lycées et des collèges. Le fond des idées a eu autant de part que le talent dans ce succès durable de l’œuvre ; c’était un pas nouveau et hardi dans une nouvelle voie intellectuelle : la littérature française du XVIIIe siècle y était considérée non-seulement au point de vue littéraire, mais dans son influence sur l’état social et politique, les croyances, les mœurs, toute la vie morale et active de la nation, et cette influence y était définie et appréciée avec une ferme indépendance. Il y avait là tout à la fois de la réaction contre le passé de la veille et un élan de la pensée vers l’avenir du lendemain ; le XIXe siècle naissant commençait à s’affranchir du XVIIIe et à prendre, en le jugeant sans le renier, son propre et libre caractère. C’était précisément là ce qui avait suscité, dans l’Académie française de cette époque, un sentiment d’humeur contre l’œuvre du jeune écrivain inconnu, et quand elle fut publiée, un académicien homme d’esprit, mais disciple crédule et stationnaire du XVIIIe siècle, M. Garat, exprima vivement cette humeur. Le public ne la partagea point ; resté puissant, le XVIIIe siècle avait cessé d’être à la mode ; la liberté de jugement et de langage sur son compte et le goût de vues et de jouissances nouvelles en littérature comme en philosophie prévalaient de jour en jour dans les partis les plus divers ; Mme de Staël avait publié naguère son ouvrage sur la Littérature considérée dans ses rapports avec l’état moral et politique des nations, et M. de Bonald développait avec éclat cette thèse, que « la littérature est l’expression de la société et qu’elle a sa part de responsabilité dans les fautes et les malheurs des peuples. » Empreint d’un grand instinct d’ordre et de respect en même temps que d’une libre pensée, écrit d’un style à la fois piquant et naturel et animé sans déclamation, le livre de M. de Barante lui assura du premier coup un rang très distingué dans la nouvelle