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école philosophique et littéraire que suscitaient alors le cours des événemens et le tour des esprits.

Un changement arriva dans sa situation ; il s’ennuyait de rester surnuméraire au ministère de l’intérieur, et, tout en prévoyant qu’il lui en coûterait beaucoup de ne plus vivre si souvent auprès de son père et dans la société de Coppet, il souhaita et on sollicita pour lui un titre d’auditeur au conseil d’état ; il l’obtint en 1806. « J’arrivai à Paris, dit-il, au moment où le gouvernement impérial, consacré par la victoire d’Austerlitz, commençait à jeter tout son éclat et à dominer l’Europe. J’étais très content de ma nomination, J’allais avoir une position dans le monde, une occupation régulière et l’espérance d’y montrer de l’esprit et de la capacité ; mais ce qui me donna bientôt après le plus de satisfaction, ce fut d’être placé de manière à voir et à entendre l’empereur : non que je fusse disposé à cette admiration ou à cette adoration que je voyais dans son entourage ; mais le connaître et le juger, apprécier un si grand esprit et un si puissant caractère, savoir ce qu’il était et ce qu’il n’était pas, telle était ma préoccupation habituelle. Les séances du conseil d’état étaient pour moi une sorte de drame où j’écoutais curieusement les interlocuteurs et surtout l’empereur.

« La première discussion à laquelle j’assistai avait un intérêt particulier pour les auditeurs. En revenant d’Austerlitz, l’empereur s’était arrêté à Strasbourg ; il y entendit de vives plaintes contre les Juifs. L’opinion populaire s’était soulevée contre l’usure qu’ils pratiquaient ; un grand nombre de propriétaires et de cultivateurs étaient grevés d’énormes dettes usuraires, ils avaient reconnu des capitaux qui étaient au-dessus des sommes qui leur avaient été prêtées. On disait que plus de la moitié des propriétés de l’Alsace étaient frappées d’hypothèques pour le compte des Juifs. L’empereur promit de mettre ordre à un si grand abus, et arriva à Paris avec la conviction qu’un tel état de choses ne pouvait être toléré. Il envoya la question à l’examen du conseil d’état. Elle fut d’abord déférée à la section de l’intérieur. M. Regnault de Saint-Jean-d’Angély, qui la présidait, chargea M. Molé, jeune et nouvel auditeur, d’un rapport sur cette affaire. Pour les hommes politiques et les légistes, il ne semblait pas qu’il y eût aucune difficulté ni matière à un doute ; aucune disposition légale n’autorisait à établir la moindre différence entre les citoyens professant une religion quelconque ; s’enquérir de la croyance d’un créancier pour savoir s’il avait le droit d’être payé, c’était, dans les principes et les textes de nos lois, une étrange idée, aussi contraire aux opinions générales et aux mœurs actuelles qu’aux textes légaux. A la grande