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soldats ne pouvaient expliquer leurs souffrances à des chirurgiens qui ne comprenaient pas un mot de français. Il y en avait dont les membres étaient fracassés et l’amputation urgente ; on n’avait point de caisses d’instrumens, et la municipalité ne pouvait en fournir. Il me semble avoir encore sous les yeux un grenadier d’une belle et mâle physionomie, mais d’une pâleur effrayante : — Monsieur, me dit-il, il faut me couper la jambe, la gangrène s’y met, elle est déjà toute bleue, voyez. — Il rejeta sa couverture et se montra nu et sanglant. — Je sais bien, ajouta-t-il, qu’on ne s’inquiète plus de nous quand nous sommes blessés ; nous ne pouvons plus servir à rien, nous ne sommes plus qu’un embarras ; on nous aime mieux morts : eh bien ! qu’on nous tue, et que ce soit fini. »

En juillet 1807, la paix était faite à Tilsitt avec la Prusse comme avec la Russie ; intendant en Silésie, M. de Barante se croyait au terme de ses travaux : « Nous nous hâtâmes de mettre nos comptes en bon ordre pour les présenter à M. Daru, afin de ne pas retarder d’un jour notre rentrée en France ; il nous tardait de quitter des fonctions qui nous avaient été si déplaisantes. L’idée ne nous venait pas que la paix n’eût apporté aucun changement à l’état de la Prusse et qu’elle ne dût pas cesser d’être administrée en pays conquis. C’est cependant ce qu’il me fallut reconnaître en arrivant à Berlin ; je trouvai toutes choses sur le même pied que huit mois auparavant, une administration française, nos collègues à la tête des administrations financières, et M. Daru gouvernant la Prusse. J’avais été chargé de lui apporter nos comptes de Silésie ; je les lui remis en lui demandant à quelle heure je pourrais le lendemain les soumettre à son examen, et lui donner les explications qui seraient nécessaires. — Ah çà ! me dit-il, vous nous donnerez beaucoup d’argent. — Fort peu, lui répondis-je, deux ou trois millions seulement ; la contribution a été acquittée en grande partie par des réquisitions, — Il y aura à débattre sur cela, je n’ai pas approuvé toutes ces imputations. — Il n’y en a pas une qui ne soit appuyée d’un décret de l’empereur ou d’une décision de vous. — Je ne m’explique pas toujours clairement, on pourra chicaner. Écoutez, me dit-il en prenant un ton plus sérieux, je n’ai pas envie de vous donner de mauvaises raisons ; l’empereur m’a laissé l’autre jour à Kœnigsberg ; au moment où il montait en voiture, il m’a dit : « Vous resterez, avec l’armée, vous la nourrirez et vous me rapporterez 200 millions. » Je me suis récrié.. « Va pour 150, » a-t-il repris. On a fermé la portière, et il est parti sans attendre ma réponse. Vous voyez bien qu’il faut que la Prusse doive encore 150 millions et que mes comptes le prouveront ; nous saurons bien trouver des argumens et des calculs pour le démontrer. Dispensez-m’en pour