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lecture encore plus remarquable ; personne n’était plus expert que lui dans l’art de faire ronfler le vers et d’escamoter les chevilles. Le lendemain, les deux frères confirmèrent leur bonne entente dans une promenade qu’ils firent à Neuilly, et la semaine suivante, revenant du bois, ils dinèrent ensemble au Café anglais. Ce fut Prosper qui composa la carte, ce fut Didier qui la paya. Dans cette occurrence, le pontife du grand art déploya une étonnante vigueur d’estomac et de profondes connaissances de gourmet. C’était un de ses adages que la fourchette est la première des armes savantes.

Je peux assurer que dans ces diverses rencontres sa compagnie ne fut pas toujours également agréable à Didier. Durant des heures entières, il était simple, aimable, bon garçon, presque modeste ; puis tout à coup survenaient de brusques remontées de vanité littéraire. — Sauve qui peut ! disait tout bas Didier, — et il secouait ses oreilles. Il en était venu à reconnaître qu’il y avait dans son frère deux hommes : il appelait l’un Randoce, l’autre Prosper, et il préférait infiniment Prosper à Randoce.

Vers la fin de décembre, il reçut une lettre de M. Patru et il y fit la réponse que voici : « Vous voulez que je vous fasse son portrait. Il est de ma taille, plus chevelu que moi, le teint d’une pâleur mate, le corps vigoureux, la figure fine. Je n’aime pas ses yeux ; ils ont un éclat dur. Quand ils s’adoucissent, son visage a du charme, et les femmes doivent le trouver séduisant.

Du reste, votre siège est fait : vous n’aimez pas les gens de lettres, et vous avez décidé que mon homme, comme vous l’appelez, est un bohème, un viveur. Je ne suis pas si avancé que vous ; je suspends mon jugement jusqu’à plus ample informé. Je procède lentement dans mon enquête ; le métier de questionneur n’est pas mon fait ; mais j’ai des yeux, et je m’en sers.

J’ai suivi votre conseil : il ne sait pas que je suis son frère. À vrai dire, mon entrée fut gauche ; Prosper me prit pour un niais. J’en ai appelé, et j’aime à croire qu’il a réformé sa sentence. Nous nous voyons souvent. Ne vous figurez pas qu’il vive dans un grenier, ni que son habit soit percé par le coude. Il habite un appartement de trois pièces bien meublé ; sa garde-robe est bien montée. Quelles ressources possède-t-il ? Je n’en sais trop rien. Pour le quart d’heure, il ne gagne pas un sou ; il a renoncé au journalisme pour se vouer tout entier à un ouvrage de longue haleine qui doit régénérer la littérature et immortaliser son nom… Ma phrase est un peu longue, comme ses espérances… Il ne vit donc pas de son travail. Peut-être, après avoir dissipé une partie de son patrimoine,