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PROSPER RANDOCE.


a-t-il su se ranger à temps. Cependant je ne serais pas étonné qu’il jouât. Il a le pouls fébrile, le ton saccadé et l’humeur inégale d’un homme qui entretient des relations suivies avec le hasard. Il y a huit jours, ses pieds ne tenaient pas à la terre, il avait le geste d’un homme qui fait rafle, et en parlant il ouvrait la bouche toute grande comme pour avaler la mer et les poissons. Avant hier, à son air sombre, je crus deviner qu’il avait été décavé la veille dans un tripot. Peut-être me trompé-je ; peut-être est-il sombre ou serein selon que la rime lui vend plus ou moins cher ses faveurs.

« Vous me demandez s’il a des principes. Quelle question, ô naïf notaire ! Sommes-nous bien sûrs d’en avoir, vous et moi ? Nous sommes d’honnêtes gens, parce que nous ne pouvons être autre chose ; mais connaissez-vous de par le monde beaucoup de vertus raisonnées ?… Franchement, mon homme n’est pas un saint. Preuve de cela, c’est qu’il aime à se vanter de toutes les vilenies qu’il n’a pas faites. L’autre jour, il me conta qu’il avait eu plus d’une fois l’occasion de se vendre, qu’on lui avait fait de superbes propositions et qu’il avait refusé les présens d’Artaxerce. Il m’assura aussi que, dans le temps où il écrivait de la critique de théâtre, il n’avait jamais fait chanter personne. Pour ne pas demeurer en reste, je lui contai de mon côté qu’un jour j’étais resté tout seul, pendant cinq minutes, dans la boutique d’un orfèvre, lequel était sorti pour chercher la monnaie de mon billet, et que je n’avais rien mis dans mes poches. Je le priai, si jamais il écrivait ma biographie, de ne pas oublier ce trait. Il me répondit que le cas était bien différent. Il avait raison ; mais je ne pus m’empêcher de regretter qu’il eût tant réfléchi sur cette différence.

« Vous me demandez s’il a du talent ; je suis tenté de le croire. 11 m’a lu deux cents vers de sa façon où il y a du souffle, de la flamme, des images fortes et hardies. Je préfère ces vers-là, Dieu me le pardonne ! à tous les Jardins du monde ; mais je crains qu’il ne soit paresseux. Il n’est pas le maître de ses idées ; elles sont ses maîtresses, qui le mènent où il leur plaît. Son portefeuille est plein de fragmens de scènes. Ces fragmens réunis formeront-ils jamais une œuvre ? Voilà le hic. Le grand drame auquel il travaille ainsi par morceaux est intitulé le Fils de Faust, ce doit être la synthèse du siècle. Ces grands mots me font peur. En attendant, il est aussi fier de ce qu’il ne fait pas que de ce qu’il fait. En littérature comme en morale, il attache beaucoup de prix à ses mérites négatifs, et s’il se vante de n’avoir fait chanter personne, il se vante aussi de ce qu’il n’écrit plus dans les journaux, de ce qu’il ne fait ni chroniques, ni feuilletons, ni correspondances, ni nouvelles à la main, ni vaudevilles, ni comédies en prose, ni romans. Quand il me récite