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sible de l’articuler, ses lèvres se raidissaient, et il se retira en emportant l’Andromède, dont il n’avait cure, et sans avoir hasardé une question. Pour se consoler, il se dit que souvent on atteint mieux le but par une générosité qui ne prévoit rien que par l’excès des petites précautions. Son frère serait sensible à la délicatesse de son procédé ; en s’en remettant à sa parole, il le piquerait d’honneur ; lui témoigner une entière confiance, c’était l’aider à gonfler son ballon. Que ne se dit-on pas pour se persuader qu’en suivant son humeur on agit par principes !

XIII.

Un soir qu’il neigeait à gros flocons, Didier, renonçant à sortir, s’enveloppa dans sa robe de chambre, chaussa ses pantoufles, et s’établit au coin de son feu. Les pieds allongés sur les chenets, il ouvrit un volume de Shakspeare et relut le Songe d’une nuit d’été. Le touchant de sa baguette, Titania le transporta en un clin d’œil dans ce bois « où le thym exhale ses senteurs, où croissent les grandes primevères et les violettes au front penché. » Devant ses yeux voltigeait l’essaim des fées, les unes mouchetant de rubis la robe d’or des primevères, d’autres, les mains enlacées, dansant des rondes au bord d’une claire fon laine, d’autres encore enlevant ses ailes à la chauve-souris pour en vêtir les sylphes ou pourchassant le hibou criard qui, toute la nuit, insulte et gourmande les esprits de l’air. La tête pleine de rêves, les yeux pleins de visions, Didier avait perdu terre depuis longtemps, quand tout à coup, vers onze heures, un violent coup de sonnette ébranla la maison. L’instant d’après, la porte du salon s’ouvrit, et Prosper entra avec fracas, le chapeau sur la tête, au grand ébahissement de Baptiste, qui n’admettait pas qu’on se présentât si cavalièrement devant monsieur. Prosper avait le teint échauffé, l’œil allumé ; on pouvait supposer, sans lui faire tort, qu’il avait fait à son dîner de copieuses libations. Il était enveloppé d’un grand manteau couleur de muraille qui lui descendait jusqu’aux talons, et dans l’ampleur duquel il cachait quelque chose. Ce quelque chose était sûrement une femme, car Didier voyait passer par-dessous le manteau, à côté des boites de son frère, deux petites bottines de prunelle.

— Devinez ce que je tiens là ! s’écria Prosper. Combien m’en donnez-vous ?

Gomme Didier ne sonnait mot : — Sotte question ! poursuivit-il. Ce que je tiens là, je ne vous le donnerais ni pour or, ni pour argent, et quand vous m’offririez en échange vos sept châteaux de Bohême, pour rendre le troc égal vous me devriez du retour… At-