Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/356

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
352
REVUE DES DEUX MONDES.


contre l’ordre de choses établi ; cela disait clairement : Il n’y a plus rien. Du reste Carminette savait ce qu’elle valait et se prenait au sérieux. Comme tous les grands artistes, elle aspirait à la perfection, elle poursuivait son idéal, qui était le sublime de la désinvolture.

En ce moment, elle était presque belle ; c’était une muse de carrefour, une muse crottée et hume-vent, née d’un ruisseau à l’heure où une étoile s’y mirait, et qui ramassait les fanges de son Hippocrène natal pour les jeter à la face de l’univers. Hautaine, superbe, la narine frémissante, promenant autour d’elle ses yeux effrontés, elle exprimait par son chant, par ses regards, par son geste, une passion qui est, je crois, d’invention moderne, et qu’on pourrait appeler le mépris du mépris.

Elle avait cessé de chanter, que Didier l’écoutait encore. Revenant à lui, il secoua les oreilles, tambourina un instant sur la table ; puis, se tournant vers son frère, il lui dit d’un ton sardonique : — Permettez-moi de vous féliciter, mon cher ami. Vous me voyez confondu de ce que je viens d’entendre. Vous savez tout concilier. M, le Carminette est un ange, comme vous dites, et cet ange est pardessus le marché une affaire d’or.

Mais Prosper n’était pas tout à fait content. À son avis, Carminette avait manqué certains traits, certains effets. 11 la reprit de ses fautes avec une gravité doctorale, lui représenta que l’art a des délicatesses infinies où l’on n’atteint que par une longue et persévérante pratique ; il lui fit redire un couplet dont elle ne faisait pas assez valoir les beautés. Tel Garcia donnant leçon à la Malibran, tel le Pérugin faisant crayonner dix fois au jeune Raphaël le doux profil d’une madone. La fameuse chiquenaude laissait aussi à désirer ; ce n’était pas encore la chiquenaude idéale qu’avait rêvée Prosper. Il disait à Carminette : — Polissez-la sans cesse et la repolissez.

— Vous êtes par trop exigeant, interrompit Didier. Ne la grondez pas ; elle travaille bravement k sa perfection. Si elle n’est pas encore accomplie de tout point, il ne s’en faut guère. Je bois à son immense avenir.

À ces mots, il offrit à Carminette un verre de punch, mais elle lui tourna le dos ; elle commençait à s’apercevoir que son sourire était pétri de sournoiserie. Depuis qu’elle ne le gênait plus, il l’ennuyait. Elle fut se blottir dans un coin du canapé, et bientôt, allongeant ses jambes de sauterelle sur le damas, elle ne tarda pas cà savourer les douceurs d’un angélique sommeil.

Pendant que l’étoile s’endormait, son cornac vidait verre sur verre. Didier espérait que ces fréquentes rasades le rendraient expansif, et qu’adroitement interrogé son demi-frère lui livrerait enfin tous les secrets de sa vie : il n’en fut rien. Plus Prosper bu-