Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/357

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
353
PROSPER RANDOCE.


vait, plus il semblait maître de lui-même. Il demeura perché sur les hautes cimes de la théorie et ne mit pas une fois pied à terre.

— Je suis bien aise de voir, lui disait Didier, que le grand art n’absorbe pas tous vos instans. 11 vous laisse des loisirs pour composer des pièces… comment dirai-je ?… d’un genre plus facile, plus familier. Vous menez tout de front, le Fils de Faust et les turlutaines.

— Je fais tout ce qui concerne mon état, répondit-il brusquement. Vous verrez beau jeu, si la corde ne rompt. N’est-ce pas Socrate qui disait qu’il ne faut rien mépriser ? Le théâtre de la foire, le grand-opéra, la bohème, le parnasse, qu’importe ? L’art est toujours l’art, et tous les quinquets se valent. Je mets du style dans mes tudutaines. Le style est tout. La petite en a, et je vous prie de croire que j’y ai pris peine. Foin despédans ! Tant vaut l’artiste, tant vaut le genre. Que Pierrot s’enfarine ! s’il a du style, je le salue roi… Voltaire a dit un beau mot : donne à ton être tous les modes imaginâmes ; — ce qui signifie : tâche d’avoir Carminette, tâche d’avoir des duchesses… De l’un à l’autre pôle étends tes bras immenses !… J’ai Carminette. j’attends encore les duchesses.

Il se leva, s’adossa contre la cheminée, passa sa main dans ses cheveux, et d’une voix sombre et fatidique : — Qu’est-ce qu’un poète ? s’écria-t-il. Un homme complet.

— Tranchons le mot, un homme immense, interrompit Didier en souriant.

— J’ai dit un homme complet, reprit-il. L’homme qui a tout vu, tout compris, tout observé, tout ressenti, voilà le poète. Il a dix âmes, dix vies ; Pipelet n’en a qu’une, et encore !… Il y a deux espèces d’hommes, ceux qui produisent et ceux qui jouissent : le poète seul est à la fois producteur et jouisseur ; il produit parce qu’il jouit. Comme le chyle se transforme en sang, ses plaisirs se convertissent en images et en mélodies ; il chante parce qu’il aime, il aime parce qu’il a besoin de chanter. Les rossignols en font autant. Permettez-lui d’être égoïste. Que Pipelet soit heureux, cela n’intéresse que Pipelet, il n’y en a que pour lui ; mais quand le poète jouit, il met l’univers de part dans ses joies. Ses transports sont des félicités publiques… profond mystère de l’inspiration ! subtil arôme d’une goutte de fin moka, le fumet d’une perdrix cuite à point, le parfum d’une rose ou d’une aimée,… qu’est-ce que cela ? dites-vous. Et moi je vous dis : cet arôme, ce fumet, ce parfum, c’est de la poésie latente. L’idée est là, insaisissable, invisible ; elle entre au cerveau du poète, elle en ressort avec des ailes, vêtue d’or, de pourpre, de lumière et d’une impérissable beauté. Voilà ce qu’on appelle un chef-d’œuvre… Donnez donc au