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hôte. Comme je m’applaudissais de mon invention, conçue au sortir d’un bon repas, dans les douces fumées d’un joli petit vin d’Aï, voilà que tout à coup, les fumées se rabattant, le démon de la jalousie nie mord au cœur. Je pars comme un trait ; j’arrive la tête en feu, hors de moi, tremblant la fièvre… Ô spectacle enchanteur ! Carminette lisait les Ruines, et vous l’écoutiez de l’air doux et réfléchi d’un chamelier turc qui fait son kief parmi les débris de Palmyre… Vrai, je mourais d’envie de vous embrasser ; mais vos regards glacèrent ma tendresse et mon courage, et j’eus l’air d’un criminel, quand » j’étais à peine un coupable.

Et là-dessus, pour mettre Didier en garde contre les jugemens téméraires et pour le guérir de ses grosseurs bourgeoises, il lui exposa une théorie qui, dépouillée de tout artifice oratoire, revenait à peu près à ceci : que les poètes peuvent avoir, comme tout le monde, de vilaines pensées, que, personne n’étant parfait, ils ont quelquefois la manche un peu large, mais qu’ils sont incapables de suite et de profondeur dans le mal et qu’il ne faut jamais les soupçonner de noirceurs raisonnées, qu’en effet leurs préoccupations de métier se jettent le plus souvent à la traverse de leurs petites combinaisons, et qu’au moment où ils se disposent à faire quelque coup de filet, négligeant le gibier qu’ils guettaient, on les voit s’oublier à prendre de beaux vers à la pipée : les vrais poètes, disait-il, sont un composé bizarre d’indifférence et de passion ; ils ont de suprêmes nonchalances qui déconcertent leurs convoitises, tour à tour ils désirent tout et ils méprisent tout, et, selon le caprice de leur humeur, ils donneraient tous les trésors de Golconde pour une rime qu’ils cherchent et qui les fuit. Conclusion : les poètes ne peuvent jamais être que des demi-coquins, vérité qu’il illustra par une foule d’exemples tirés de l’histoire universelle.

Si ce ne sont les termes dont il se servit, ce fut à peu près le sens de sa démonstration, laquelle édifia médiocrement Didier, comme on peut croire. Et cependant il était bien aise de découvrir qu’il avait presque calomnié son frère ; il sentait que dans ce moment Prosper disait vrai. Sans doute il regrettait que la « vérité lui coûtât si peu à dire, ses excuses étaient lestes comme ses procédés, mais il n’y avait pas d’hypocrisie dans son fait, et l’hypocrisie était aux yeux de Didier le seul péché irrémissible. Si son frère, au lieu de casser des assiettes, s’était confondu en humilités et en protestations, il aurait rompu avec lui pour jamais. Il se contenta de lui répondre d’un ton glacial qu’il acceptait ses explications, qu’il ne le soupçonnerait plus de noirceurs raisonnées, que seulement il voulût bien lui permettre de se défier à l’avenir de la largeur de ses manches.