Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/610

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rejoindre. Dans cet univers fantastique assez semblable à celui du polythéisme, nous ne devons pas nous étonner de voir un de ces chants transformer le mari en roseau et la femme en cyprès. Leurs feuilles s’entrelacent, et un prodige dont nous ignorons la cause peut rapprocher dans la mort « ceux qui ont peu vécu et dont la vie a été tranchée. »

Jusqu’à présent nous n’ayons fait qu’entrevoir le sinistre personnage de Kharos ; mais il joue un trop grand rôle dans l’imagination de la multitude pour qu’elle ne s’efforce pas de se rendre un compte exact de toutes ses habitudes. Kharos ferre son cheval aux rayons d’un faible clair de lune qui semblent brûlans, comparés à sa vieillesse glacée. Il cause avec sa mère comme un vieux et farouche klephte (un chant le nomme « premier klephte) se préparant à quelque funèbre expédition. Il se dispose à aller à la chasse pour rassembler sa provision ordinaire de gibier humain ; il choisit avec un plaisir particulier « un dimanche, un jour de Pâques, un jour solennel. » De même qu’un poète serbe, nous montre la mère de Marko fatiguée de laver les vêtemens ensanglantés du kraliévitch, la mère de Kharos trouve que l’humeur homicide de l’infatigable bourreau dépasse toute limite. « Fils, lui dit-elle, à la chasse où tu vas, à la chasse que tu feras, — ne prends pas des mères qui ont des enfans et des frères qui ont des sœurs. — Ne prends pas des époux jeunes et à peine couronnés (de la couronne des mariés). » — « Quand j’en trouve trois, répond Kharos avec un flegme lugubre, j’en prends deux ; quand j’en trouve deux, j’en prends un ; — si je n’en trouve qu’un, je l’emporte. »

Une autre version de ce chant parlant de la « maison de Kharos, » on se demande naturellement quelle idée le poète se fait d’une habitation construite par celui qui personnifie la destruction et la ruine. Tout fait croire qu’il s’agit de cette tente peinte ailleurs de la façon la plus sinistre, Les uns disent qu’elle est verte[1] au dehors et noire au dedans ; d’autres prétendent qu’elle est au dedans sombre comme la nuit et au dehors rouge comme le sang. Le bois est formé avec les mains (ailleurs les bras) des pallicares ; les cordes et les nœuds sont des tresses de jeunes filles. Dans les coffres qui la garnissent, on voit des têtes de petits enfans[2]. Son jardin est encore plus étrange que sa tente. Il y met les jeunes filles pour arbres, les garçons pour cyprès et les petits enfans pour pommiers ; mais un chant semble donner à entendre qu’il s’agit là d’une fantaisie passagère de pacha ennuyé. La tente suffit au « premier des

  1. Couleur de Mahomet et des émirs, et par conséquent couleur détestée.
  2. « Si tu vois ma tente, dit Kharos a un jeune berger, la terreur te saisira. »