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l’ambition nationale rallumée au fond des cœurs, avec quelle vigilance il a pris la direction du mouvement ! Ses plus fervens admirateurs sont obligés de convenir qu’il y a eu parmi les Magyars du XIXe siècle des politiques plus habiles, des orateurs plus éloquens, des savans plus profonds ; qu’importe ? ajoutent-ils. Inférieur à chacun de ses rivaux dans tel domaine particulier, il les surpassait tous par la réunion de ses mérites divers. Il était mieux qu’un chef de parti, il était le chef du mouvement général ; le promoteur d’une vie nouvelle. Sa prudence égalait son ardeur. Riche de conceptions hardies, il se défiait de l’impétuosité hongroise. Procédons avec ordre, si nous voulons fonder œuvre qui dure, disait-il sans cesse à ses collaborateurs impatiens. L’ordre, la règle, le développement logique des choses, telle était la devise du réformateur. On voyait bien qu’il avait été initié à la vie politique par l’étude des institutions anglaises ; l’enthousiasme s’alliait chez lui à une intelligence toute pratique. C’est un type hongrois et britannique tout ensemble. Grand patriote remueur de grandes affaires, il eût parlé volontiers comme cet amiral qui, présidant à Londres une puissante compagnie de navigation, terminait son rapport en ces termes : Continuons ainsi, nous écraserons les Russes et nous gagnerons de bons dividendes. La seule différence, c’est que le comte Széchenyi ne voulait écraser personne. Plus libéral que ses émules, on le verra tout à l’heure, il travaillait à la grandeur de son pays sans prétendre l’établir sur l’affaiblissement ou l’oppression des autres races. Sa devise serait plus simplement celle-ci : servons la cause magyare et faisons de bonnes affaires.

Ces bonnes affaires, qui étaient en même temps de vastes entreprises nationales, excitèrent plus d’une fois l’admiration du gouvernement autrichien. Széchenyi avait commencé par éveiller le sentiment de la communauté, le goût des associations fécondes ; c’est ainsi qu’il avait fondé le casino de Pesth, espèce de forum propice à l’échange des idées ; c’est ainsi encore qu’il avait organisé des sociétés hippiques, dont le but assurément était de réunir les hommes beaucoup plus que d’améliorer les chevaux. Une fois ses compatriotes accoutumés aux entreprises utiles, une fois l’esprit d’initiative excité chez des hommes si promps à l’action, il lança enfin son grand projet, ce projet qui fit sourire les uns, qui éblouit les autres, que presque tous, adversaires ou amis, traitèrent de rêve chimérique, et qui, en partie réalisé aujourd’hui, est une des ressources que le pays des Magyars est heureux de prêter au rétablissement de la puissance autrichienne. De quoi donc s’agissait-il ? de débloquer la Hongrie, de lui frayer une route vers la Mer-Noire, d’ouvrir à ses richesses naturelles le débouché de l’Orient, et pour