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en haut. Le degré était étroit et obscur, et tantôt Randoce, la tête pendante, s’affaissait sur lui-même comme un linge mouillé, tantôt il se raidissait comme un barre de fer; impossible de lui faire plier le jarret : l’ankylose était complète. Didier le hissa comme il put de marche en marche, le portant, le tirant, plus d’une fois en danger de chute périlleuse. Après bien des bronchades, il parvint à l’amener sain et sauf dans sa chambre, où un fauteuil le reçut, puis il essaya de nouveau de l’interroger; mais quelque ton qu’il prît, douceur, véhémence, tout fut en pure perte, et il ne put avoir raison de cet obstiné mutisme. Prosper le regardait toujours de ses grands yeux troubles et fixes; c’était le regard d’un yoghi de l’Inde dont l’âme est absente et court les espaces, laissant son corps se tirer tout seul d’affaire. Comme il ne cessait de trembler, Didier le frictionna, lui fit avaler de force quelques gouttes d’un cordial, après quoi il courut à l’armoire au linge, en tira des draps, pré- para un lit dans la chambre voisine, et déshabilla de ses mains son frère, qui se laissait aller comme une masse inerte.

Quand il l’eut fourré entre ses draps, Didier approcha un fau- teuil du chevet, s’assit, ouvrit un livre. De temps en temps il se levait et regardait : Prosper conservait la même attitude, les yeux ouverts, attachés au plafond, immobile comme une statue; on eût pu le croire atteint de catalepsie, mais il avait la respiration régu- lière, le pouls bien battant. Une ou deux fois il entr’ouvrit la bouche comme s’il allait parler; mais sa gorge se serra, et la voix expira sur ses lèvres. — Joue-t-il la comédie? se demandait Didier... Il était probable que Prosper avait ressenti ce soir-là de violentes émotions et qu’il avait les nerfs en mauvais état; il était probable aussi que sa volonté entretenait de sourdes intelligences avec ses nerfs et qu’il aidait à la nature. Tous nos sentimens sont incom- plets, c’est notre imagination qui les complète; peut-on reprocher à un poète de savoir son métier? Les Randoce se conduisent avec art, mais sans feinte; ils ont le génie du drame et mettent la vérité en scène. Leur cervelle est un magasin de décors.

Cette nuit parut, comme on peut croire, mortellement longue à Didier. Il comptait les quarts d’heure. Tour à tour le nez sur son livre et faisant semblant de lire ou se redressant pour examiner son malade, il lui prenait des impatiences qu’il avait peine à maî- triser. Comme le matin commençait à poindre, il lui vint une idée, il s’avisa d’une expérience à faire. Se parlant à lui-même, il se prit à dire : Le malheureux! Je lui ai déclaré l’autre jour qu’il n’avait ni cœur ni honneur. Le mot était dur; mais n’a-t-il pas indignement abusé de ma confiance? Se doute-t-il seulement de ce que c’est que l’amitié?

Prosper ne bougea pas, — Décidément l’homme est sourd, pensa