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Didier, essayons de parler au poète, et, tirant de sa poche le papier qu’il avait ramassé sur le Devès, il en lut à haute voix ce passage : « S’informer comment se nomme un gros oiseau tacheté de blanc qui vole par saccades. Ce volatile peut servir. L’ajouter à la liste de mes en-cas. » Les vrais poètes prennent-ils de telles précautions ? continua-t-il. J’en suis fâché, voilà qui semble annoncer une imagination stérile.

À ces mots, Prosper reprit vie comme par miracle ; il se mit brusquement sur son séant. — Une imagination stérile ! s’écria-t-il d’une voix forte et distincte. Permettez-moi de vous dire que vous n’y entendez rien. Consultez un homme du métier, il vous apprendra que tous les poètes ont des trous à boucher.

— J’ai poussé le bouton, la porte s’est ouverte, — pensa Didier, et s’approchant de son frère : — Je suis tout prêt à passer condamnation, lui dit-il ; mais convenez que vous entendez, que vous parlez. Il eut lieu de regretter, l’instant d’après, que Randoce ne fût plus muet. Le lion parut sortir d’une profonde léthargie ; mais son réveil ne fut pas aimable, ses yeux prirent une expression sinistre, il rugit.

— Mort et furie, je suis donc chez vous ! s’écria-t-il, chez mon insulteur ! L’homme qui me parle est celui qui a levé sur moi sa cravache ! Eh ! qui êtes-vous, je vous prie, pour me mépriser ? Où sont les rudes combats que vous avez livrés, les tentations que vous avez vaincues ? Par quelles victoires se sont signalés cet honneur si chatouilleux, cette probité si hautaine ? Vous n’avez eu que la peine de vous laisser vivre. Pendant que vous vous bercez dans votre hamac, il y a des malheureux qui se collettent nuit et jour avec la destinée. Si ces pauvres diables bronchent dans le combat, s’ils touchent la terre du genou et qu’un peu de boue rejaillisse jusqu’à leur front, où prenez-vous le droit de les condamner ? Monsieur l’homme d’honneur, drapez-vous, si cela vous plaît, dans votre vertu immaculée ; mais demandez-vous ce qu’elle vous a coûté, et ne jugez personne. La belle merveille d’échapper aux éclaboussures quand on traverse la vie sur un nuage d’or ! Mettez pied à terre, et nous verrons beau jeu... Hé ! vous croyez que je suis l’un de ces hommes avec qui l’on refuse de se battre ! J’ai juré que je vous forcerais d’aller sur le terrain. À l’heure de midi, devant tout le monde, je vous infligerai tel affront que vous serez obligé d’en découdre. Voilà deux jours que je vous guette ; mais vous perchez sur les nues. J’ai vainement battu le pavé, ne voyant rien venir, me rongeant les poings. J’avais perdu la tête, j’étais fou, fou à lier...

— Une folie intermittente, interrompit froidement Didier en lui montrant le feuillet qu’il avait posé sur la table.

Son flegme exaspéra Randoce, qui eut un véritable accès de fièvre