Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/816

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
812
REVUE DES DEUX MONDES.


chaude. Il fit un bond de trois pieds, lança au milieu de la chambre le traversin, les oreillers, la courte-pointe, puis, s’élançant à terre, il courut vers la porte. Didier y fut avant lui et donna un tour de clé. Il eut besoin de tout ce qu’il avait de voix, de poumons, de raisonnement, de patience et surtout de vigueur musculaire pour réintégrer ce fou dans son lit. Encore fallut-il l’y retenir de force ; il s’y démenait comme le diable dans un bénitier. — Ne m’approchez pas, laissez-moi, s’écriait-il à pleine tête. Vous voulez vous assurer de la personne de votre débiteur. On vous les rendra, vos cinquante mille francs. De Saint-May j’ai couru à Paris. Le peu que j’avais, mes meubles, mes bronzes, mes livres, j’ai tout vendu. Et puis j’ai joué, j’ai gagné, j’ai perdu. De ce naufrage j’ai sauvé deux cents francs. Ils sont là, dans la poche de mon habit. Prenez toujours cet à-compte ; vous n’attendrez pas longtemps le reste. Il n’est pas de métier si vil que je ne consente à faire pour m’acquitter, car de rester votre débiteur, plutôt gratter la terre avec mes ongles !

— Je ne veux pas de votre argent, répliqua Didier, et si vous devenez raisonnable vous saurez pourquoi. J’ai un secret à vous révéler ; mais je ne veux pas le dire à un fou.

— Quel secret ? le secret de Polichinelle… Je ne veux rien entendre. Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Pour m’insulter de nouveau... — Et d’une voix aiguë : — Eh bien ! oui, voilà qui est convenu, j’ai l’imagination stérile !…

Didier s’empressa de réparer l’effet qu’avait produit ce mot malencontreux. — Vous vous trompez, dit-il, et prenez la mouche mal à propos. Vous avez de l’imagination, vous en avez à faire peur. Je crois à votre talent, vous le savez bien, et plût à Dieu que je pusse avoir la même confiance en votre caractère !

Randoce s’apaisa tout à coup ; ses traits dépouillèrent leur expression farouche ; il s’attendrit, ses yeux se mouillèrent. Il confessa en larmoyant qu’il avait eu des torts ; c’était la faute de Didier, qui l’avait aigri par ses reproches, révolté par ses hauteurs. Il y avait manière de le prendre. Somme toute, il ne demandait qu’à bien faire, jamais il n’avait refusé d’écouter un bon conseil ; mais Didier n’avait pas su trouver le joint, il s’était armé des sévérités d’un censeur quand il aurait dû parler en ami. Un cheval qui a de la race est sensible aux aides, les brutalités le révoltent. Après ce chapelet, il en défila un autre ; il se plaignit de la dureté des temps, il accusa les rigueurs de la société, qui traite les gens de lettres en marâtre ; elle les abandonne à tous les hasards ; la vie a ses nécessités ; chacun se tire d’affaire comme il peut ; pourquoi n’y a-t-il point de prytanées pour les poètes ? On exige qu’ils soient des saints, qu’on les mette à l’abri des tentations !.. Ce discours l’échauffant, sa