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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 70.djvu/955

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draperie du jour. Que de mélanges et de dessins elle a usés déjà au service d’un maître capricieux ! Il y en a eu pour tous les goûts, même les plus bizarres. À chaque saison, ce sont vingt draps nouveaux. Les uns sont gaufrés, d’autres jaspés, d’autres zébrés, les derniers venus sont piquetés de blanc ; on en fait à côtes, à carreaux, à rayures ; le teint varie des nuances les plus tendres aux tons les plus sombres. Une remarque à faire, c’est que de la bourgeoisie ce goût est passé au peuple avec des bariolages qui ne sont pas toujours heureux, témoins ces draps exposés, de fonds noir ou brun et criblés de plaqués qui ressemblent à des flocons de neige.

Plus que l’ancienne, la draperie nouvelle a exercé le génie du fabricant ; elle exclut pour ainsi dire le repos et oblige l’imagination à de perpétuels efforts. Tous les six mois, c’est une partie qui se lie et qui a ses émotions comme ses surprises ; bon gré, mal gré, il faut changer de manière sous peine d’être dépassé. Les grands industriels mènent la partie, inventent, combinent, s’arrangent pour que rien ne transpire de leurs travaux ; les petits fabricans sont aux écoutes et s’associent du mieux qu’ils peuvent au mouvement ; c’est un constant état de fièvre. Le besoin de se renouveler tient les esprits en haleine ; la routine n’a plus d’empire quand le mot d’ordre est le changement. Aucun succès n’est d’ailleurs durable ni sûr, même pour les réputations établies ; les noms, les titres acquis, ne préservent pas d’un échec quand on se trompe. Comment en serait-il autrement ? . Le public est là, qui impose ses décisions, ses fantaisies, ses goûts souvent équivoques. En réalité, les fabriques en renom exploitent à peu près les mêmes genres et S’adressent aux mêmes cliens, qui sont les principaux tailleurs et les maisons de commission pour l’intérieur et le dehors. C’est devant ces juges du camp que chaque année le tournoi s’ouvre, et malheur aux vaincus, c’est-à-dire aux articles qui ne réussissent pas ! Une déchéance les frappe ; ils tombent dans ce qu’on nomme les soldes et sont voués aux plus onéreuses liquidations. Cette perspective ferait de la draperie de nouveauté une dangereuse industrie, si on ne corrigeait pas ce qu’elle a de trop aléatoire. Les établissemens de premier ordre ont pris là-dessus un parti décisif ; ils ne travaillent qu’à coup sûr et après commandes. Ils traitent avec une ou plusieurs maisons de Paris, discutent les genres, arrêtent les prix, fixent les quantités et transportent à leurs acheteurs le monopole de l’article. C’est, comme on dit, un marché ferme. De tels marchés ne se passent d’ailleurs qu’entre puissances, c’est-à-dire d’une part entre fabricans qui ont fait leurs preuves et acquis le droit de dicter des conditions, d’autre part entre marchands qui