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immortalisé par Miçkiewicz. » Ce singulier euphémisme veut dire que le couvent des bernardins, converti en prison d’état par les Russes, avait gardé dans ses cachots avec tant d’autres amis le plus grand poète de la race slave, mort depuis dans l’exil.

Il faut bien le reconnaître cependant, malgré toutes les mesures intelligentes de l’administration, les parades militaires, les dîners dans les clubs russes, et les colonels qui accompagnaient partout les « hôtes » comme convoi d’étiquette, le voyage à travers le royaume et la Lithuanie ne laissait pas d’avoir un aspect froid et, compassé. On était « en famille, » au milieu des tchinovniks et des officiers épanouis ; mais l’atmosphère ambiante n’avait rien de sympathique, et les députés-écrivains avouent avec franchise que les habitans du pays ne se montraient pas précisément bienveillans. Ce n’est qu’au sortir de Wilna et du grand-duché, de Lithuanie que les réceptions et les ovations commencèrent à prendre un caractère spontané et général, que les foules affluaient aux stations et saluaient les touristes par des hourrah frénétiques. La Lithuanie constitue dans le style officiel une partie intégrante de l’héritage des Rouriks. Elle n’est point polonaise, ne l’a jamais été, et à part quelques « monumens du joug latino-polonais » tout y est russe, éminemment et exclusivement russe : ainsi l’affirment l’administration, la science et la diplomatie moscovites ; mais Dieu, dit l’Écriture, proclame ses vérités par la bouche des enfans et des simples. Le simple fut cette fois le marchand Bykov, qui recevait les « frères » slaves à Ostrov, la première station au-delà de la frontière lithuanienne. « Nous vous saluons, frères, nous citoyens de la ville d’Ostrov, la première ville russe qui se trouve sur votre chemin[1], » dit le bonhomme sans se douter de l’éclatant démenti qu’il donnait par de telles paroles à l’histoire et à la géographie orthodoxes. La station d’Ostrov fut encore marquée par un autre incident qui mérite d’être noté. On attendait les « hôtes, » leur arrivée était imminente, lorsque quelqu’un proposa de les recevoir selon la coutume slave avec du pain et du sel, et recueillit des suffrages unanimes. L’embarras fut seulement de trouver du pain : on en chercha à la gare, on fouilla les alentours, malheureusement sans succès ; mais on trouva du vin de Champagne, et on l’offrit aux arrivans !… Quel petit tableau de couleur locale ! et n’est-ce point la image symbolique de la « civilisation » fondée par les Pierre, les Catherine et les Nicolas ?… A la station de Louga, l’éternel vin de Champagne alterna avec de l’hydromel, ce qui offrit à M. Rieger l’occasion de revendiquer pour les Tchèques l’origine de cette boisson nationale. « Le vieux Priscus en parle déjà dans le récit de sa

  1. Invalide russe du 23 mai.