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sympathie vous a accompagnés dans tout votre voyage, elle vous entoure ici avec sollicitude, elle vous attend avec impatience dans notre ancienne capitale. Si vous parcouriez toute la vaste étendue de la Russie d’une extrémité à l’autre, depuis l’extrémité où le soleil se lève dans les possessions du tsar de Russie jusqu’à celle où il se couche dans les possessions du même tsar de Russie, partout vous remarqueriez la même sympathie, ressentie par les 70 millions d’habitans du pays. Sympathie remarquable ! Comme vous vous en êtes assurés par vous-mêmes, elle part directement du cœur, il n’y a en elle rien d’artificiel, de calculé, rien, — comme on dit, — de politique… Je le répète, il n’y a dans notre réunion, dans l’expression de notre sympathie, rien de combiné, aucun calcul politique. La signification de notre sympathie en est-elle diminuée ? A mes yeux, elle en est au contraire augmentée : cela montre qu’elle est fondée non pas sur quelques circonstances extérieures, changeantes et amenées par hasard, mais sur le lien intérieur qui existe entre nous. Ce lien est en nous-mêmes, dans notre histoire de dix siècles, dans notre langue, dans la commune pensée slave ; il est dans notre cœur, dans notre sang, dans nos veines de Slaves. Vous entendez comme bat le cœur slave ! Dites, celui d’un étranger battrait-il ainsi ? Non, messieurs, personne ne peut se donner un frère, c’est la Providence qui le donne… Quel sceptique doutera désormais du grand avenir que la Providence réserve à la grande race slave ? »

A la parole si finement calculée du ministre succéda la parole fortement inspirée du poète, et l’assemblée entendit les strophes sonores de M. Tiouttchev. C’est là encore un type curieux de la société russe et qui mérite une esquisse ; elle trouvera naturellement sa place, à côté de M. Berg, le soldat-poète du banquet de Varsovie. M. Tiouttchev fut dans sa jeunesse passablement « occidental, » vulgairement libéral même, et nous pourrions encore citer tels de ses vers où il pleurait clandestinement sur le martyre de la Pologne. Entré plus tard dans la carrière diplomatique, il séjourna plusieurs années à Munich, ville tout imprégnée alors de la philosophie religieuse de Schelling, et donna quelque peu dans le mysticisme, mais dans un mysticisme élégant, sagement tempéré par les considérations et les plaisirs du monde. C’est dans ces dispositions qu’il composa un mémoire intime pour le tsar Nicolas sur l’avenir du monde religieux, mémoire que la Revue put saisir au passage et faire connaître au public[1] : l’auteur y prédisait à l’église orthodoxe le prochain et universel empire des âmes sur les ruines du catholicisme romain. Assez vite dégoûté cependant de la

  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1850, la Papauté et la Question romaine, par un diplomate russe.