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les habits, l’éducation et les occupations d’un garçon ; il s’ingénie à détruire en elle le sourire, les grâces, les sentimens d’une fille, il lui interdit d’être femme ; devant le monde, devant son père, devant elle-même, il faut qu’elle soit homme !… Refaire l’œuvre de Dieu, refondre une âme, amener une créature humaine à changer d’individualité, de personnalité, de sexe même, — que c’est bien là une idée russe ! que c’est bien là surtout le système russe en Pologne, et que c’est bien l’incarnation vivante de ce système qui vint, à Sokolniki, répondre au discours de M. Rieger ! .. Issu d’une famille tartare de la Circassie, le prince Tcherkaskoï n’avait encore suivi aucune filière du service public, traversé aucune branche d’une administration quelconque, lorsque tout d’un coup, et grâce à la protection de la grande-duchesse Hélène, il devint le Justinien et le Lycurgue d’un pays qui lui était complètement inconnu. Nommé chef des départemens de l’intérieur et des cultes après les événemens de 1863, il reçut la mission « d’organiser la Pologne, » et il y arriva avec un plan bien arrêté, dont il donnait du reste la formule brève et compréhensive à quiconque voulait l’entendre. Il se proposait de refondre l’âme de la Pologne, « d’y déraciner le latinisme et d’y implanter à sa place une véritable civilisation slave. » Mélange bizarre d’Asiatique, de bureaucrate et de slavophile, il s’imposa la tâche de faire un peuple tout nouveau et « purement slave » d’une nation qui comptait dix siècles d’existence, d’une nation qu’il appelait « féodale, » parce qu’elle était tout simplement chrétienne et occidentale. Le pays avait une administration fortement organisée, M. Tcherkaskoï la détruisit, des finances assez bien réglées, il les bouleversa, une capitale très animée, il en fit une ville de province ; il produisit un chaos épouvantable, et qui finira par créer un Kourdistan ou un Dahomey au beau milieu de l’Europe. il changea les noms des cités et les enseignes des boutiques, il régla les études dans les lycées et les menus dans les restaurans, il imposa un jour aux écoles primaires un nouvel abécédaire de son invention : la langue restait encore polonaise, mais les caractères devaient être russes et grecs. Sceptique lui-même comme tout Russe bien élevé, adepte de cet athéisme orthodoxe qu’on a naguère officiellement préconisé à Wilna[1] il devint, en haine du « latinisme, » zélateur ardent et infatigable de la religion schismatique. Il exila les évêques, dispersa le clergé, alla un matin en grande pompe, dans une voiture attelée de six chevaux, abattre de sa propre main les orgues de l’église de Chelm. Tout-puissant et

  1. , « Au banquet en l’honneur des catholiques récemment convertis à Wilna, un des orateurs, complimentant les néophytes, s’est laissé entraîner jusqu’à dire qu’il préférait l’athéisme orthodoxe aux convictions de la religion catholique… » Viést, Journal de Saint-Pétersbourg du 22 juillet.