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ayant à sa disposition une armée d’employés dévoués, le prince Tcherkaskoï aime cependant à procéder en conspirateur et par des coups d’état journaliers. Sectaire haineux et fanatique froid, il s’acharne aux détails les plus futiles et tranche en même temps les questions les plus graves et les plus délicates avec l’effroyable promptitude et l’ignorance dédaigneuse des hommes de 1793. Lorsqu’à son arrivée à Varsovie il développa son « plan » devant un haut fonctionnaire russe, l’homme vieilli dans la routine administrative hasarda la remarque qu’un bouleversement si radical exigerait des études minutieuses : — « Oh ! fit le prince, moi et Miloutine nous avons réglé tout en wagon de Pétersbourg jusqu’ici… »

Dans sa réponse à M. Rieger, le prince Tcherkaskoï traita la question polonaise sous le double point de vue du droit politique et du droit administratif. Il prouva, chiffres en main, qu’au point de vue administratif « les quelques goubernies vistuliennes de l’empire » (c’est sous ce nom qu’il désigna le royaume de Pologne aux applaudissemens bruyans et prolongés de l’assemblée) étaient aussi bien partagées que les autres provinces de la Russie : elles ont les mêmes tribunaux, les mêmes écoles et les mêmes impôts ; encore l’impôt sur l’eau-de-vie y est-il de beaucoup moindre ! « Ces faits, dit-il, peuvent, je crois, tranquilliser et votre propre conscience et la conscience de toute la Russie devant l’Europe et devant nos frères slaves. » Quant au droit politique, c’est la Russie seule qui en 1815 a créé la Pologne. L’état polonais n’existait plus alors ; « son existence ! il l’avait dispersée sur tous les carrefours de l’Europe !… » La Russie fit en 1815 don aux Polonais de la liberté politique ; mais ce bienfait, les Polonais l’ont perdu, irrévocablement perdu par les révoltes de 1830 et 1863. « La Russie a réglé une fois pour toutes et sans retour ses vieux comptes avec la Pologne, et de même qu’il n’y a pas de force au monde capable de faire remonter leur courant aux fleuves, de même aucune force au monde ne pourra rien changer aux relations établies maintenant entre la Russie et la Pologne !… » Ce n’est que lorsque les « quelques goubernies vistuliennes » auront pleinement et volontairement renoncé à toute pensée d’existence distincte qu’une réconciliation deviendra possible. Le prince Tcherkaskoï finit par cette péroraison : « quand les fils de la Pologne retourneront d’eux-mêmes sous le toit commun de la famille, non en fils récalcitrans, mais, comme cet enfant prodigue de l’Évangile, remplis de contrition et d’humble repentir, alors nous leur ouvrirons nos bras tout larges, et il n’y aura pas dans notre troupeau de veau assez gras que nous ne voulions tuer pour ce joyeux festin !… »

On se doute de l’accueil que dut faire la sainte Russie à cette