Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/382

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chaque jour, l’inévitable tournée qui allait le ramener chaque matin auprès de quelques vieillards cacochymes, auprès de ces lits où se débat la souffrance, où l’agonie râle, où se dévoilent tant de laideurs, secrètes, où tant de masques deviennent transparens, où la torture amène au jour de si étranges révélations. Tout le jour durant, palper des mains fiévreuses, ausculter, stéthoscope en main, les poitrines envahies, écouter le récit bavard et monotone de mille symptômes insignifians ; puis, après les consultations du matin et les visites de l’après-midi, la leçon d’hôpital, — le dîner ensuite, ce dîner silencieux, cérémonieusement servi par Mabel, — une soirée passée à lire, à compulser, à prendre des notes, à tracer des ordonnances, tout cela sans trêve, sans rémission possible, un engrenage fatal où passeraient l’un après l’autre les jours de sa vie militante ! pas une chance d’affranchissement, pas un rayon d’espérance ! ..

À ce moment, une forte odeur de tan pénétra dans le cabriolet, dont une des vitres était baissée, et le docteur s’aperçut qu’il venait de tourner le coin de sa rue. Il y avait donc là quelqu’un de malade[1].

Sans savoir pourquoi, Wilmot éprouva un serrement de cœur, une sorte d’angoisse ; son front, ses mains, se couvrirent d’une moiteur étrange. Le cabriolet s’arrêta devant la porte de sa maison. Il en descendit comme à regret. Au lieu de frapper le coup preste et vif qui d’ordinaire annonçait son retour, il laissa retomber le marteau qu’il venait de soulever avec une espèce d’effort, une hésitation qui l’étonnait lui-même. La porte s’ouvre, un domestique se montre. Cet homme, toujours grave, est cette fois plus que solennel.

— Voilà donc monsieur !… On attendait monsieur avec impatience… Il est bien pénible que monsieur arrive trop tard.

— Trop tard ?… que voulez-vous dire ?… Pourquoi trop tard ? demanda Wilmot, répétant avec embarras ces paroles inexplicables.

— Monsieur n’a donc pas reçu la dépêche ?

— Quelle dépêche ?… Non !… Parlez donc, qu’est-il arrivé ?

— Notre pauvre dame, monsieur,… mistress Wilmot,… comment vous dire cela ?… c’est hier matin, à huit heures, qu’elle s’est éteinte.


E.-D. FORGUES.

  1. Le tan remplace à Londres la paille qu’on étale chez nous devant les maisons où le bruit des voitures est incommode à quelque personne souffrante.