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relations avec elle venaient à ne plus être ce qu’elles sont,… je me trompe, ce qu’elles auraient dû rester toujours. Vous êtes fait pour comprendre le scrupule qui dicte mes paroles et pour ne pas vouloir exposer à des interprétations déshonorantes la conduite de celle que vous aimez… Me tromperais-je donc à cet égard ?

Chudleigh Wilmot, de nouveau réduit au silence, laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

— Je dois encore ajouter ceci, reprit Ronald, car je ne veux laisser subsister entre nous aucun malentendu. Vous pourriez attribuer ma démarche à certains calculs plus ou moins fondés qui nous feraient rêver pour ma sœur un mari plus haut placé dans la hiérarchie sociale, — ceci soit dit sans la moindre intention blessante. Si cela est, détrompez-vous. Je vous donne ma parole d’honneur, en ce qui me concerne, que je ne saurais où chercher, d’après tout ce que je sais de vous, un homme plus digne qu’on lui confie les destinées de Madeleine. Les grandeurs héréditaires me touchent peu ; le mérite personnel est au contraire beaucoup pour moi, et mes relations ordinaires le prouvent ; on me voit frayer de préférence avec ceux de mes camarades qui ont gagné leurs éperons sur le champ de bataille. Pensant ainsi, je donnerais plus volontiers ma sœur à un homme de talent, fils de ses œuvres, qu’à tel autre prétendant, riche des emprunts faits à ses aïeux… Malheureusement…

Ronald n’acheva pas sa phrase. Chudleigh Wilmot venait de se lever et parcourait la chambre à grands pas. Il s’arrêta bientôt devant son hôte, qui, comprenant ses émotions, le regardait sans bouger de son siège. — Vous vous êtes présenté comme un ami, lui dit-il, et je vous dois cette justice que vous vous êtes montré tel. Je ne pouvais espérer plus de loyauté, plus d’égards. Nous nous y entendons, nous qui sommes accoutumés à traiter les plaies encore vives, continua-t-il avec un amer sourire. Reconnaissez à votre tour que j’ai tout écouté, tout souffert en homme de cœur… Oui, n’est-ce pas ?… Je puis donc maintenant m’expliquer à mon tour. Ce que je vais vous dire est aussi sacré que ce que vous m’avez dit vous-même. Dans aucune autre âme vivante, je ne déposerais une révélation aussi intime. Lorsque votre père me manda près de lui, lorsque j’arrivai au chevet de votre sœur, je ne crois pas qu’il pût exister un cœur plus dégagé, plus absolument libre que le mien. Marié que j’étais, il vous est permis de croire que cette liberté annonçait une pleine satisfaction. Pas le moins du monde. Il n’y avait là ni joie ni douleur ; il y avait ignorance absolue, inconscience complète. Le travail m’avait absorbé tout entier. L’activité de l’intelligence avait tenu l’âme au repos. Je m’étais marié par raison et sans que cette union, nécessaire à mes vues, eût une seule fois accéléré les battemens de ce cœur amorti. Ne vous offusquez pas de