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la comtesse de boigne.

l’ordre s’y déployaient, en même temps que toutes les aventures, toutes les chances de la guerre et de la gloire. Cet état de la société et des événemens sous le premier empire convenait à l’état d’esprit et aux goûts de Mme de Boigne ; elle voyait renaître pour la vie privée la sécurité, dans le gouvernement la force et l’éclat ; elle ne pensait guère à la liberté politique ; elle ne l’avait vue apparaître que sous les traits et les coups de la révolution ; non-seulement elle ne la regrettait et ne la désirait pas, elle prenait plaisir à retrouver dans le monde nouveau et autour de son puissant maître les traditions, les formes de l’ancien monde où elle était née, et quelques essais plus fastueux qu’efficaces d’en relever les apparences et les usages de cour. Mme de Boigne ne se donna point au régime nouveau, elle ne se détacha point de son origine, de ses souvenirs, de ses premières et naturelles relations ; mais elle n’avait nul éloignement pour des relations nouvelles, nulle prévention exclusive et dédaigneuse envers les personnes de grandeur récente et inaccoutumée ; quoiqu’elle ne manquât point de fierté ni même de hauteur et de malice aristocratique, son esprit ouvert et impartial comprenait sans peine les changemens accomplis dans la société et dans les mœurs, et son caractère indépendant sans passion ni raideur accueillait de bonne grâce ce que son bon sens jugeait inévitable. Elle contracta de nombreux rapports, elle acquit de vrais amis dans le monde impérial, militaire ou civil ; elle savait se prêter à des amitiés fort diverses, s’y plaire elle-même sans mensonge, et elle recueillait ainsi, dans une vie qui eût été sans cela isolée et vide, les avantages et les agrémens attachés à la réputation d’amie sûre et de très aimable maîtresse de maison.

En même temps qu’elle jouissait, comme on jouit à vingt-cinq ans, de la situation qu’elle se faisait ainsi elle-même au sortir de l’émigration et dans un régime issu de la révolution, la jeune comtesse de Boigne avait les yeux ouverts sur les périls que courait ce régime, et que de jour en jour l’empereur Napoléon aggravait et créait lui-même par l’étendue et la fougue illimitées de ses passions, de, ses vues et de ses entreprises. Mme de Boigne avait l’esprit essentiellement mesuré, contenu, attentif à voir les choses dans leurs proportions véritables et leurs chances probables ; l’observation tenait en elle plus de place que l’imagination, et quoiqu’elle eût du goût pour ce qui était grand et brillant, elle se méfiait extrêmement, dans la pensée comme dans la vie, des perspectives infinies et hasardeuses. La chute de l’empire ne la surprit point, et l’inquiéta un moment sans l’affliger ; la restauration ne pouvait que lui plaire : c’était à la fois un retour vers le passé qui lui était cher et l’apaisement des orages qui troublaient et menaçaient sans cesse