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de tous les agrémens de la vie. En même temps elle sentait l’insuffisance et le vide de cet état de ses entours et d’elle-même ; il y avait du doute et de l’ennui dans son âme ; elle était plus sérieuse et plus sensée que le monde où elle plaçait la personne dont elle faisait son image. Et pourtant, si la maréchale d’Aubemer sort de ce monde superficiel, factice et brillant, elle le regrettera : grâce à son bon sens, à sa liberté et à sa fermeté d’esprit, elle s’adaptera très convenablement au monde nouveau, plus naturel et plus fort, où la jetteront les événemens. Elle en tirera habilement parti pour la sûreté et l’agrément de sa vie ; mais elle ne s’y assimilera point, elle n’adoptera pas effectivement les idées, les sentimens, les instincts, les goûts, les espérances et les confiances de la société nouvelle qui se développe et s’étend partout autour d’elle. Dans le secret de son âme elle restera de cet ancien régime dont elle a compris la fragilité, dont elle n’espère pas le retour, mais avec lequel elle a vu disparaître les avantages et les plaisirs des belles situations natives et toutes faites, et dont la chute a voué toutes les personnes à la nécessité du mérite comme toutes les classes à celle du travail.

Dans les temps de révolution sociale, c’est un spectacle curieux et instructif, quand on y regarde de près, que celui du retentissement et des effets correspondans que produisent dans une seule âme et une seule vie les mouvemens et les transformations de la société elle-même. C’est là qu’on voit à quel point l’homme est une cire flexible et molle qui se prête à tous les états divers, à tous les coups du monde extérieur, et en reçoit toutes les empreintes. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’empire des milieux. J’ai reconnu et suivi pas à pas cet empire dans la vie et le caractère, de Mme de Boigne. Pourtant, sous cette surface ondoyante, comme dit Montaigne, j’ai reconnu aussi en elle quelque chose de permanent, d’identique et de fixe, qui a résisté et survécu à toutes les influences du dehors et à toutes les vicissitudes de la destinée. C’est que la personne humaine ne se transplante et ne se transforme jamais tout entière ; c’est qu’elle est un être réel, intelligent et libre, qui tient de sa nature individuelle, de son origine, de sa propre pensée et de sa propre volonté une grande part de ce qu’il devient à travers les événemens qu’il subit, et qui le modifient sans jamais disposer tout à fait de lui ni le changer complètement, et sans l’affranchir, de la responsabilité qui s’attache à l’intelligence et à la liberté.


GUIZOT.

Val-Richer, septembre 1867.