Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/776

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Emilie paraissait donc très satisfaite dans les liens d’une union disproportionnée pour l’âge et la naissance. »

Que Mme Dermonville, si elle avait été une personne réelle, eût été ou non satisfaite de son lot dans la vie, Mme de Boigne ne l’était pas pour elle. Dans le roman, M. Dermonville meurt, laissant sa femme maîtresse de son sort et d’une immense fortune qu’il lui lègue tout entière. Pour le coup, ce n’est pas à un bourgeois et à un financier que Mme de Boigne remarie son héroïne ; elle se donne la satisfaction de faire enfin, sur la tête de Mme Dermonville veuve, un grand mariage. « Aussitôt que les convenances le permirent, elle épousa le duc d’Aubemer. Cette union, fondée sur l’affection, la confiance et l’estime réciproques, aurait été parfaitement heureuse, si la privation d’enfans n’y avait apporté quelque regret ; elle durait depuis dix ans lorsqu’une fluxion de poitrine, gagnée en commandant une manœuvre, emporta le duc, devenu maréchal d’Aubemer. Longtemps la maréchale fut abîmée dans ses regrets ; le temps ayant émoussé sa douleur, elle reprit dans la société du grand monde la place brillante qu’elle y occupait avec un si profond ennui. »

Je laisse là la similitude extérieure des destinées ; je regarde plus avant, et dans les deux personnes dont Mme de Boigne a fait les personnages originaux de ses deux romans, je retrouve les traits caractéristiques de ce qu’elle était elle-même par sa nature ou par sa volonté et de ce qu’elle avait envie d’être. Dans Gertrude de Bauréal, devenue Mme Romignère, elle s’est complu à peindre Adèle d’Osmond épousant sans hésiter, pour refaire la fortune de sa famille, un vieux soldat, naguère bourgeois, devenu riche dans l’Inde et comte à Turin ; ce fut elle-même, dit-on, qui désira ce titre pour lui et pour elle. « Quand on m’annonçait quelque part, disait-elle, c’était si court, madame de Boigne. » Et dans cette situation si froidement choisie, au milieu des préjugés et des passions de l’ancienne société française qui était la sienne, Mme Romignère, de 1813 à 1820, déploie, pour les idées, les sentimens, les œuvres de la société nouvelle où elle est entrée, la même liberté, la même équité d’esprit, le même bon sens philosophique et la même sagesse pratique dont Mme de Boigne avait fait et faisait preuve depuis 1804 dans une situation semblable. Dans la Maréchale d’Aubemer, c’est à une autre époque, au milieu de l’ancien régime seul, et de l’ancien régime aristocratique, que Mme de Boigne place sa principale figure ; mais là aussi c’est elle-même qui apparaît sous un autre aspect. Elle était bien en effet du temps et de la société qu’elle met en scène ; elle en avait toutes les élégances, tous les dédains, toutes les complaisances pour ses propres désirs et ses propres fantaisies, tout le laisser-aller moral au sein de toutes les facilités et