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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/871

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le contre-coup du 24 février, renversant le gouvernement autrichien (13 mars 1848), donna subitement la victoire aux agitateurs de Pesth et de Presbourg. C’est au milieu de ces orages que le comte Széchenyi accepta une place dans le ministère Batthiany. Il allait y rencontrer quelques-uns des hommes qu’il avait le plus énergiquement combattus, Széchenyi allait siéger à côté de Kossuth. Était-ce une raison pour s’abstenir ? Non, certes. Si on ne pouvait se dispenser de lui offrir cette mission, lui non plus il n’était pas libre de la refuser. Le premier ministère responsable eût paru incomplet, si Batthiany n’eût tendu la main à celui que l’opinion publique nommait toujours « le grand Magyar ; » il eût manqué aussi quelque chose à la carrière de Széchenyi, s’il n’eût pas répondu à cet appel. Entrer dans un ministère où l’influence appartenait à ses rivaux, n’avoir que la direction des travaux publics lorsque l’intérieur était donné à Szemere, la guerre à Meszaros, les finances à Kossuth, assurément c’était faire preuve d’une rare abnégation. Qu’importe ? n’avait-il pas sa voix dans le conseil ? Jusqu’au dernier jour, il pouvait rendre service à son pays. S’il hésita, l’hésitation ne fut pas longue ; cette pensée suffisait pour le décider. Personne assurément ne devait voir là une marque d’ambition ou un signe de faiblesse, c’était un acte de dévouement patriotique et de courageuse humilité.

Dévouement, humilité, ce n’était pas assez dans une situation si violente ; pour que le comte Széchenyi pût traverser impunément les émotions de ces jours terribles, il eût fallu que sa clairvoyance lui fît défaut. Or la clairvoyance, dans la plus large acception du mot, était précisément un des caractères qui révélaient en lui l’homme d’état : il voyait net et loin. Cet administrateur si exact était aussi un spéculatif au regard perçant. Il avait prévu en temps de calme le danger de la Hongrie ; la lutte engagée, il voyait déjà le lendemain. La révolution avec ses emportemens, la réaction avec ses cruautés, telle était pour lui l’alternative inévitable. Si la prévision trop nette de l’avenir paralyse les cœurs faibles dans les heures de crise, elle n’empêche pas les âmes viriles d’accomplir virilement leur devoir. La défaillance du comte Széchenyi vient d’une tout autre cause. Un jour, — c’était au moment où le ban Jellachich marchait sur Pesth avec ses Croates, — Széchenyi assistait au conseil des ministres dans la demeure de Kossuth. Taciturne, immobile, la tête dans ses mains, il semblait étranger à la discussion. Soudain il se lève et sort. Dix minutes après, il revient, se dirige précipitamment vers son portefeuille, qu’il avait oublié, et le saisissant d’une main brusque : « N’est-ce pas, dit-il à Kossuth, n’est-ce pas que vous ne me ferez pas pendre ? — Eh ! Pourquoi