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le chemin de fer du sud ; en d’autres termes, la construction de la ligne d’Orient, si importante pour la Hongrie, était définitivement ajournée, tandis que la ligne du sud, spécialement utile à l’Autriche en vue de ses relations italiennes, allait confisquer des ressources hongroises au profit d’une œuvre germanique. Le bruit se répandait déjà que les directeurs hongrois du chemin de fer d’Orient venaient d’abandonner leurs postes ; il y avait parmi eux quelques-uns des premiers personnages du pays, les comtes Apponyi Waldstein, Festetics et un ancien ami de Széchenyi, l’illustre patriote Edmond Zichy. C’est à ce dernier que le solitaire de Döbling adressa une sorte de réprimande publique. La lettre est curieuse et mérite d’être citée tout entière.


« Döbling, 14 octobre.

« Cher ami, tu sais que je me procure toutes les publications hongroises aussitôt qu’elles paraissent. Bien que je ne puisse pas tout lire, à demi mort comme je suis, ce m’est pourtant un moyen de faire quelque chose pour mon pays dans les circonstances présentes ; il y a là un devoir à remplir, et je m’y applique de mon mieux. Tu peux donc être persuadé que tu as fait grand bien à mon pauvre cœur si durement comprimé, quand tu m’as envoyé, selon ta promesse, l’almanach de Bolond Miska pour l’année prochaine, que je ne possédais pas encore. Tu es mon noble bienfaiteur, toi qui m’as visité si souvent depuis que je suis blessé à mort, toi qui as tout essayé pour rendre un peu d’espérance à mon âme en deuil, et naguère encore tu as montré par tes bontés pour moi combien il est vrai de dire que la véritable amitié éclate surtout dans les jours sombres.

« Ce qui a une fois existé reparaît souvent dans le monde sous une autre forme, il est vrai, et en des conditions différentes. Certes une bouteille brisée ne saurait se raccommoder, et le plus pauvre d’esprit ne l’essaierait même pas ; cependant ces misérables morceaux de verre ne sont pas perdus pour cela, ils peuvent encore être remis dans la fournaise et devenir un flacon de cristal où brillera le roi des vins, le tokai éblouissant comme l’or, tandis que l’autre bouteille, la bouteille cassée, ne renfermait peut-être qu’une triste liqueur prête à se changer en vinaigre. Dis-moi, n’est-ce pas vrai ?

« Autrefois des fous de cour appointés grassement disaient aux princes certaines vérités que nul homme prudent n’eût jamais osé exprimer, d’où il arriva qu’en mainte rencontre les seigneurs de la terre reçurent les meilleurs conseils, non des sages, mais des fous, car le meilleur conseil n’est-il pas toujours de mettre en lumière la vérité qui se cache ? Ces fonctions spéciales, avec leurs bons appointemens, ont été supprimées dans le cours des âges ; mais les voici, qui reparaissent sous une forme nouvelle. « Miska, » sans parler des autres, exprime aujourd’hui des