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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/890

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vérités, qui certainement, recueillies par un homme avisé, — à supposer que cet homme ait un cœur dans sa poitrine, que ce cœur renferme une petite dose de vertu, et qu’il ne se prenne pas lui-même pour un dieu, — lui seraient d’une singulière utilité. Veuille le Tout-Puissant qu’il en soit ainsi !

« Mais le but de cette lettre, cher ami, n’est pas seulement de t’exprimer ma gratitude pour ta bienveillance. Non, il y a une autre chose qui me pousse, qui me tourmente, et cette chose te concerne. Puis-je te parler à cœur ouvert, sans nulle réticence ? Si oui, lis ces lignes jusqu’à la fin ; si non, déchire-les.

« Tu as toujours été fort sensible sur le point d’honneur, que dis-je sensible ? chatouilleux. Personne n’en doute. Moi-même j’ai eu le bonheur d’en faire l’expérience. Te rappelles-tu qu’un jour, à Pesth, nous sortions ensemble d’une séance du casino, et que, tout en me reconduisant chez moi, blessé d’une remarque que je laissai tomber innocemment, tu me provoquas en duel ? En vérité, si je n’avais de longue date fait mes preuves au sabre et au pistolet, il ne m’aurait guère été possible de me décider aux premières avances. Par bonheur, comme tout le monde sait que je n’ai pas peur de mon ombre, non-seulement je te fis des excuses, mais, après que ma main eut serré la tienne, je conçus immédiatement pour toi, en raison même de ce sentiment de l’honneur si ombrageux et si vif, une affection extraordinaire. Il y avait pourtant un point qui me froissait au-delà de toute mesure, c’était de te voir, — le dirai-je ? — patriote si médiocre et homme de plaisir si ardent. Réponds, n’était-ce pas vrai ? Il y a longtemps de cela, une trentaine d’années. Aujourd’hui je ne suis plus qu’une ruine ; toi au contraire, tu as grandi de jour en jour dans le domaine de l’action virile et créatrice.

« J’ai appris avec une joie inexprimable, si le mot de joie convient encore à mon état, que tu avais le talent et la volonté d’être heureux, non pas seulement du bonheur extérieur, mais du bonheur de la conscience. Quelle autre félicité en effet peut-il y avoir sur la terre que de servir son pays, de se dévouer à ses compatriotes, et de concourir par là aux destinées suprêmes du genre humain ? Oui, j’ai appris avec joie que, malgré le joug écrasant des circonstances, tu étais plus joyeux, plus heureux qu’aux heures de ta folle jeunesse. Pourquoi ? le sais-tu ? Parce qu’alors tu ne songeais qu’à jouir, et que maintenant l’on but est de vivre, d’agir, de créer.

« Le bourdon fait pitié, on porte envie à l’abeille industrieuse. Pour qui n’a point d’occupation ici-bas, la vie est un supplice, et le proverbe hongrois dit excellemment : il n’y a d’heureux sur la terre que l’homme dont les travaux viennent à bien. Le dolce far niente n’a jamais séduit un vrai Magyar, car, si l’oisiveté énerve l’individu, elle tue aussi les nations. Un de tes plus nobles titres, cher ami, c’est que tu as su te créer une occupation dont l’importance pour l’on pays est incalculable. Et