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dédommagemens dont ils disposaient. Ils ne comprenaient rien à cet ennui tranquille, à cette tristesse inerte qui ne leur demandait rien et s’absorbait en elle-même. Notez bien en passant que dans cette mélancolie passive il n’y avait aucun parti-pris. Madeleine n’aurait pas demandé mieux que de s’amuser à ces réunions où presque chaque soir elle allait sans y être absolument forcée. Seulement elle ne s’y amusait pas, elle trouvait la vie fade, et s’étonnait en toute bonne foi de ce détachement prématuré. Il est permis de douter qu’elle en pénétrât la vraie cause.

Cette disposition particulière étonnait-elle Ramsay Caird ? Lui seul l’aurait pu dire. Ce qui paraît clair, c’est qu’elle ne lui causait ni grande anxiété, ni méfiance, et ne lui suggérait pas l’idée d’amender une façon de vivre qui n’était pas absolument calculée de manière à lui gagner l’affection de cette jeune femme, qu’il avait épousée par calcul et qui s’était donnée à lui par pure déférence pour le vœu de ses proches. En épousant miss Kilsyth, il avait eu principalement en vue un changement avantageux dans sa position pécuniaire et l’occasion de vivre selon ses goûts avec une indépendance nouvelle pour lui. Sa nonchalance affectée, son laisser-aller apparent, cachaient une bonne dose de prudence habile, dont il fit usage pour arriver au but désigné par sa protectrice ; mais, une fois marié, il eut vite établi le décompte de sa félicité conjugale, qu’il ne trouva sans doute pas au pair de ses mérites. La beauté de Madeleine, cette beauté blonde et sereine, délicate et pâle, n’avait pas grande prise sur lui. Dans ses heures d’épanchement, il ne lui trouvait pas assez d’âme (un de ses mots favoris). Ce qu’il entendait par là, nous ne chercherons pas à l’expliquer ; mais enfin l’âme qu’il refusait à la pauvre Maddy devait sans doute se rencontrer dans les grands yeux brillans, le galbe sculptural et les « tons chauds » de certaine cantatrice qu’on venait d’engager à l’opéra italien. Du moins prétendait-on (un bavard de profession, Tommy Toshington, à qui la crainte de ses indiscrétions valut maint et maint dîner franc), qu’il avait été vu, dans Alpha-Road, sonnant à la porte de cette princesse, qui, rebaptisée d’après un de ses rôles, s’appelait désormais Favorita.

Lorsque ces bruits fâcheux commencèrent à circuler en sourdine, Ramsay Caird avait déjà, par excès de sans-gêne, mécontenté Kilsyth, Ronald et même lady Muriel, bien que celle-ci se gardât bien d’en rien laisser voir. Deux ou trois fois il s’était dispensé de paraître aux dîners qu’il devait présider. Au point de vue de la morale, ces négligences comptent à peine pour peccadilles ; mais dans un certain monde, où les convenances enfreintes se pardonnent moins que les torts les plus sérieux, elles ne pouvaient manquer d’inquiéter les amis de Madeleine. Quant à la nouvelle épousée,