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tout au plus semblait-elle y prendre garde ; les moindres excuses, présentées ou appuyées par sa belle-mère, lui suffisaient, et de reste, pour vouer à l’oubli le plus complet ces fautes vénielles. Lady Muriel, qui à sa place n’aurait pas été si tolérante et qui s’attendait chaque jour à quelque explosion, ne comprenait rien à cette abnégation si entière et si vraie. Pour la faire durer, il n’était soins qu’elle ne prît ; en aucun temps, elle n’avait été si prévenante, si caressante pour sa belle-fille. Elle la voyait chaque jour et plutôt deux fois qu’une ; jamais elle n’allait au parc sans venir la prendre pour l’emmener dans son brillant équipage.

Un jour la calèche, en franchissant rapidement Albert-Gate, effaroucha la monture un peu vive d’un cavalier qui arrivait en sens opposé. Celui-ci se rangea, mais ne put ni se détourner ni s’éloigner à temps pour se soustraire à une reconnaissance qu’il était loin de désirer. Machinalement il porta la main à son chapeau. Lady Muriel paya cette civilité d’un salut glacial. Madeleine, pâlissant tout à coup, se rejeta brusquement en arrière, et aurait peut-être perdu connaissance, si un regard de lady Muriel, la rappelant à elle-même, ne lui eût enjoint de s’incliner à son tour. — Il n’est pas besoin de dire qu’elles venaient de rencontrer par grand hasard Chudleigh Wilmot.

Par grand hasard, disons-nous, car il les fuyait. Sa déception de Berlin lui avait laissé un profond ressentiment contre les Kilsyth. En même temps qu’ils avaient déchiré son cœur, ils avaient blessé au vif son orgueil. Madeleine seule était exceptée. Avec une sorte de divination moins rare qu’on ne pense, il avait pressenti que, pour se donner à ce Ramsay Caird, dont l’insignifiante figure était à peine restée dans la mémoire de son malheureux rival, il avait fallu qu’elle fût entourée, circonvenue, trompée par quelque machination infernale. A l’aide de quels moyens, de quels artifices, entre qui s’était noué le complot, quels intérêts servait-il ? voilà ce que Wilmot n’aurait pu dire, car enfin ses conjectures étaient à ce sujet purement gratuites ; mais sa conviction n’en était pas moins absolue, et d’après sa conviction il réglait sa conduite, bien résolu de tenir tête à ceux qui lui témoignaient, avec un injuste mépris, une ingratitude signalée. — Ils ne me verront plus, s’était-il promis ; mais ils sauront que j’existe encore, et que je ne me laisse pas écraser par qui ne me vaut point…

On l’avait donc vu, depuis son retour, chercher dans le mouvement de la vie mondaine un allégement à ses chagrins, une distraction à son ennui. Ses anciennes relations lui permettaient, maintenant qu’il était riche, de choisir ses convives parmi les hommes les plus distingués. On parla bientôt des « dîners de Wilmot. » Il se montrait fréquemment aux clubs, et il recherchait la familiarité