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parlait à table avec Riemer, et l’impression, pour ne s’être pas condensée, s’est répandue ici et là d’autant mieux dans ses autres ouvrages, On connaît ce magnifique lever de soleil au début de la seconde partie de Faust. C’est un ressouvenir du premier voyage en Suisse, une réverbération d’horizons déjà bien lointains et dont la trace ne devait point s’effacer. En parcourant dans ses mémoires les notes de ce premier voyage en Suisse[1], j’y rencontre à tout instant quelque allusion à la chronique de Tell : « labyrinthes de rocs abrupts, coulisses impérissables du théâtre !… » Il raconte le paysage en termes tels que vous diriez que Rossini composant son ouverture a dû les méditer. « Tantôt je contemplais le lac endormi, paisible au clair de lune un léger brouillard s’argentait dans la profondeur des montagnes ; tantôt je le voyais au soleil de l’aurore, éclatant, radieux, la joie et la vie de ces prairies, de ces forêts ! Puis tout à coup j’imaginais un orage, une tempête qui du sein de ces gouffres, de ces cavernes, se ruant sur la nappe immense et bleue, la déchirait et soulevait en lambeaux vers le ciel ! » Un mot encore et bien merveilleusement pittoresque avant de nous arracher à cette correspondance, il est de Schiller. Parlant de l’étroitesse du sujet et de ses périls, « le poète, écrit-il, n’a qu’à se tenir ferme ; observation, intensité dans l’analyse, pathétique, intérêt, que de choses ! Il faut que de ce milieu étroit, borné, où nous l’enfermons, l’œil du spectateur puisse s’étendre sur l’humanité, et qu’il en soit de notre œuvre comme de ces montagnes de la Suisse qui, serrées, ardues, pic contre pic, ouvrent çà et là des percées sur l’azur infini ! »

Ces lacs, ces montagnes, ce grandiose et lumineux spectacles, me ramènent à Rossini. Il voit, reproduit le tableau du même œil et de la même main puissante que les deux poètes ; seuls, les caractères sont en défaut. Guillaume Tell déclame, arrondit ses discours, soigne son pathétique. A peine l’introduction commence-t-elle, son a parte tout entier me le livre : je le connais, c’est un héros. Musicalement, tout cela est sublime, je dis plus, une fois note donnée, le personnage s’y tient, reste dans sa vérité ; cette note, pourquoi l’avoir admise ? Comment Rossini, adoptant ce sujet qui par maint côté devait le tenter, ne s’est-il pas défié davantage ? Outrecuidance ou plutôt frivolité d’un homme de génie qui, se sentant si fort, croit ne dépendre que de lui-même. « Moi, dis-je, et c’est assez ! » Oui, certes, c’est assez pour faire

  1. Fait en compagnie du duc de Weimar, et qui sans autre résultat immédiat qu’un petit poème d’opéra, Jery et Bettely (qui, sur l’affiche de l’Opéra-Comique, s’est appelé depuis le Chalet), mit en fermentation de nombreux germes éclos treize ans plus tard.