Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/1002

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvre de musicien, œuvre immense, mais non pour conjurer le pire des élémens, le poncif. Tous ceux qui ont quelque habitude du talent de M. Faure comprendront à quel point ce rôle lui réussit. Il y est complet, il est le personnage même. À cette voix si large, si pleine, si franche, à cet accent de beau diseur, à ce geste en dehors, un peu d’emphase ne déplaît pas. Les défauts mêmes du personnage, en tant que caractère, ici tournent à l’avantage du chanteur. M. Faure aime surtout les effets à découvert, jamais il n’est plus l’homme de son rôle que dans les momens où le héros éclate en pleine lumière, à grand orchestre. L’orchestre déchaîné ne l’effraie pas, il plane au-dessus, se développe et s’espace :

Qu’on me rende mes armes,
Je suis Guillaume Tell enfin !


C’est héroïque et c’est superbe ; on croirait entendre un paladin. Nous sommes loin à coup sûr du montagnard de la chronique, du colporteur de peaux de bêtes ; Tschudi ni Goethe n’ont ici que faire, Schiller non plus. C’est le Guillaume Tell de l’Opéra, chevaleresque et Castillan, Guillaume Tell, cousin du Cid de Corneille, qui demande ses armes et porte à son casque un plumet !

Maintenant que nous connaissons le berger, voyons le loup, Gessler. Il ne paraît qu’au troisième acte ; mais le diable, pour avoir attendu, n’a rien perdu. Quel carnassier ! Il entre menaçant, s’assied terrible, se redresse enragé : voilà son caractère ! Goethe nous a parlé d’un bon tyran, Schiller sur ce modèle a bâti son homme : ni bon, ni méchant, un gouverneur de province, un satrape allemand de nature assez passive, pourvu qu’on ne se révolte pas ; mais celui-ci n’a que feu et flammes. De tels fantoches ne se voient qu’aux marionnettes. Il commence à l’instar de Polichinelle, par tomber à coups redoublés sur sa victime, puis, au moment où la foule suppliante croit qu’il va se laisser fléchir, il se retourne vers la foule, vers Guillaume Tell, et leur jette au visage ce compliment :

Apprenez comment Gessler pardonne !
Aux reptiles je l’abandonne !

Quels reptiles ? Plus j’entends Guillaume Tell, plus je me le demande. On en exportait donc d’Amérique du temps d’Albert le Borgne et de Gessler, son commissaire impérial en Suisse, car les sciences naturelles ne nous enseignent pas que les boas constrictors, les cobra-capello ou même les serpens à sonnettes aient jamais distillé leur venin parmi les neiges du Rütli et du Saint-Gothard. Telle était la couleur locale qu’au théâtre on employait en